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menaçante, ne ressemblait guère encore au prologue d’une révolution. Elle passait à travers les villes sans laisser de ces traces de feu où s’allument les incendies populaires.

Le malheur est qu’il y a des momens où tout arrive parce qu’on n’a rien prévu, où les situations entraînent les hommes quand ce ne sont pas les hommes qui font les situations, et où un dernier hasard brouillant tout, confondant tout, achève dans la précipitation d’une surprise ce que l’imprévoyance a commencé. Lorsqu’on en est arrivé à ce point, on dirait que la volonté des hommes sommeille pour laisser toute carrière à je ne sais quelle force invisible. Qu’était-ce que ce dernier banquet organisé à Paris au mois de février 1848 pour couronner la campagne de la réforme électorale ? Par lui-même sans doute et en toute autre circonstance, il n’aurait pas eu un caractère plus menaçant que bien d’autres réunions, il n’eût été qu’un banquet de plus. Au moment où l’on se trouvait, c’était un rendez-vous donné à toutes les passions, à tous les mécontentemens accumulés depuis quelques années, une provocation au gouvernement, un défi jeté à l’inconnu ; c’était enfin le péril d’une journée au milieu d’une ville en fermentation, un combat possible entre un gouvernement avouant l’intention de réprimer désormais toute réunion publique et une opposition prenant la responsabilité d’un de ces rassemblemens populaires d’où jaillit si aisément l’étincelle. La situation devenait plus grave et plus redoutable en se précisant. Au dernier instant, il est vrai, on réfléchissait dans les deux camps, on sentait d’heure en heure le danger d’un conflit, et on se rencontrait dans une sorte de transaction négociée par quelques amis prévoyans du gouvernement, acceptée par les organisateurs du banquet ; mais c’est là justement que se nouaient toutes les complications. Les chefs de l’opposition parlementaire ne voyaient pas qu’ils avaient mis en mouvement des passions de combat, des forces inconnues dont ils n’étaient plus maîtres, qui échappaient à leur direction. Le gouvernement de son côté, hésitant entre les nécessités de la répression et le désir de faire honneur à la transaction acceptée par ses amis, le gouvernement passait d’une résolution à l’autre, s’armant et se désarmant tour à tour, sans savoir s’il avait devant lui la paix ou la guerre. L’imprévu descendait dans la rue avec la multitude. Le roi Louis-Philippe lui-même, ému du sang versé, assiégé par les craintes des siens, troublé par les défections de la garde nationale et encore plus vaincu par l’âge, le roi croyait pouvoir racheter un trône en livrant un ministère impopulaire dans le combat, et alors sous ce mot d’ordre de la réforme électorale qui allait retentir jusqu’au seuil des Tuileries, alors commençait ou se précipitait cette