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Et à l’intérieur quel était le plus grand danger pour la république naissante ? C’était assurément d’apparaître comme un régime exclusif, comme le monopole jaloux d’un parti, comme la tyrannie des agitations de rues et des utopies violentes. Sans doute bien des républicains de tradition ou de conviction sentent ce péril ; il y en a malheureusement d’autres aussi qui se figurent toujours, qui se figuraient encore plus peut-être en 1848 avoir un privilège de prépondérance, comme un droit de primogéniture. Lamartine, par sa situation, par son passé, par son nom, par son intelligence, représentait la république la plus large, la plus conciliante, la république de tout le monde. Il maintenait au sein de ce gouvernement provisoire, toujours ballotté, la politique la plus libérale, une interprétation conservatrice des institutions républicaines. Il cédait parfois, il payait la rançon du péril ; sur les points essentiels, il résistait. Le jour où une multitude passionnée faisait irruption jusque dans la salle du conseil pour demander l’organisation du travail, et montrait comme argument quatre pièces de canon braquées aux portes de l’Hôtel de Ville, Lamartine se levait et répondait fièrement : « Vous me mettriez à la bouche de ces pièces de canon que vous ne me feriez pas signer ces deux mots associés ensemble : organisation du travail ! Je ne signe pas ce que je ne comprends, pas, je ne signe que les engagemens que je puis tenir… »

Le jour où des manifestations redoutables allaient réclamer l’ajournement des élections, il revendiquait et réservait pour le pays le droit de disposer de lui-même. Il semblait en vérité jouer avec tous ces assauts, et au fond il rendait à la république le plus grand de tous les services, celui de l’enlever aux mains des factions pour la remettre aux mains de la France. Il lui rendait le service de l’accréditer comme un régime agité sans doute, mais qui pouvait après tout se sauver et se défendre lui-même avec un peu de courage et de résolution. Le pouvoir de Lamartine était évidemment dans cette parole prestigieuse qui semblait s’imposer et qui gagnait des victoires par la séduction ; il était aussi dans cette situation exceptionnelle qui le mettait d’intelligence avec la société tout entière, qui lui faisait des alliés de tous les intérêts, de toutes les classes, de tous les partis pour lesquels il était un défenseur, un gage vivant. Situation étrange que celle de cet homme passant trois mois à faire des discours, à dompter des émeutes, à défier des orages ! Il s’y était accoutumé, il vivait là comme dans son atmosphère naturelle, et c’est ainsi que par le retentissement croissant d’une intarissable parole, par une résistance heureuse dans des circonstances critiques et décisives, il était arrivé à cette popularité prodigieuse qui faisait de lui, un certain moment le représentant le plus vrai de la France, qui lui valait l’élection de dix départemens. Je citais l’autre jour un