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moyen : c’était de se retirer dans sa popularité intacte et d’attendre que le courant public vînt le rechercher dans sa retraite d’un instant ; c’était plus commode pour ses perplexités, sans changer essentiellement la situation, qui ne restait pas moins avec ses périls.

Ces raisons n’étaient pas sans gravité, surtout dès qu’elles allaient peser ainsi sur l’esprit de celui qui avait à prendre un parti et qu’elles obscurcissaient en lui la vue simple des choses ; mais il y avait un fait qui n’avait pas moins de force : c’est que depuis trois mois, aux yeux du pays, il y avait deux républiques, l’une représentée par Lamartine, l’autre représentée par M. Ledru-Rollin. Le pays, qui n’est point un Hamlet tourmenté par les délibérations intimes, avait fait son choix ; il avait dit par toutes les acclamations de popularité décernées à un homme quelle république il voulait. Dès que Lamartine, par un acte de sa volonté ou par une apparence d’ambiguïté dans son attitude, semblait effacer cette distinction, il n’était plus en quelque sorte lui-même ; son nom cessait instantanément d’avoir la signification qu’il avait prise dans la pensée du pays, et qui avait fait un moment de celui qui le portait le premier citoyen de la France. L’autorité morale née de cette situation privilégiée disparaissait, et ce n’était pas seulement la popularité de Lamartine qui s’évanouissait subitement, c’était la république modérée elle-même qui perdait une chance, qui paraissait abdiquer dans cet amalgame impuissant de la commission exécutive, en laissant de plus en plus le combat se resserrer, se préciser entre la réaction inévitable des forces conservatrices ramassées sous un autre chef et l’explosion de toutes les forces de sédition concentrées dans Paris. Ce n’était plus le temps des discours, des victoires d’éloquence sur les foules fascinées, c’était le tour des soldats.

A travers ces préliminaires obscurs, on entrevoyait la grande, l’effroyable lutte qui allait enfanter la dictature, dictature nécessaire, noblement exercée, toute républicaine encore sans doute, mais dictature de soldat, et au milieu de ces mouvemens précipités on entendait déjà retentir un nom, symbole d’une réaction plus entière, plus complète, allant jusqu’à la destruction de la république elle-même. Dans cette tragique aventure, de quel poids avait été Lamartine avec toute sa popularité des derniers mois ? Il n’était rien, et il le voyait ; il sentait le pouvoir lui échapper pour passer au général Cavaignac, devenu l’homme du jour par un vote de l’assemblée. « Lamartine, a-t-il dit lui-même en racontant les premiers combats de juin, Lamartine désirait la mort pour se décharger de l’odieuse responsabilité du sang qui allait peser si injustement, mais inévitablement sur lui. Trois fois il s’élança de son cheval pour aller au pied de la barricade, chercher à tomber en victime au premier rang de