Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 91.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
13
LA POLITIQUE D’ENVAHISSEMENT.

Louis XIV semblait être le vainqueur, et la France s’y trompa peut-être : le vrai vainqueur était la Hollande.

On croirait qu’après de si grands efforts et si peu de résultats Louis XIV et Louvois auraient renoncé à la politique d’envahissement. Il n’en fut rien. L’ambition ne s’arrête pas quand elle veut. L’instinct d’usurpation, la fièvre d’agrandissement, lorsqu’ils ont une fois saisi un souverain ou un peuple, le tiennent et le mènent malgré qu’il en ait. Le jour où l’on s’engage dans la politique de conquête, on ne doit pas dire : Je n’irai que jusque-là. Il faut toujours aller plus loin. Après le traité de Nimègue, la paix paraissait assurée pour longtemps ; mais Louvois eut la prétention de faire encore des conquêtes en pleine paix, et l’on vit, spectacle étrange, la politique d’envahissement poursuivre son œuvre en dehors même de toute guerre. Les derniers traités avaient donné au roi certaines villes avec leurs dépendances. Par ce mot, il fallait sans doute entendre le territoire réellement dépendant de chaque ville ; Louvois comprenait qu’il s’agissait d’autres villes ayant autrefois dépendu féodalement des premières : question de juriste, pensa-t-il, que la magistrature devait décider. Les moyens juridiques furent de tout temps commodes pour l’ambition. Il y a quelques années, la Prusse interrogea les jurisconsultes pour savoir à qui le Slesvig-Holstein devait appartenir, et sur leur arrêt elle se l’adjugea. Louvois avait inventé ce procédé avant les ministres prussiens. Voulant s’emparer de Courtrai, de Luxembourg, de Sarrebruck, de Deux-Ponts, il consulta la magistrature française, et se fit adjuger ces villes par arrêt. L’acquisition de Strasbourg fut plus légitime ; elle se fît par un contrat formel entre la ville et le roi, et elle eut ce rare bonheur d’être conforme à la fois au droit des gens de cette époque et au droit des gens de la nôtre.

Tous ces empiétemens, qu’ils fussent justes ou non, mécontentèrent l’Allemagne et l’Europe. Jamais dans les générations précédentes la France ne s’était présentée aux Allemands comme une puissance envahissante. Jamais, ni pour Metz et Verdun, ni pour l’Alsace, elle n’avait fait d’autres acquisitions que celles que l’Allemagne elle-même lui avait librement concédées ou offertes. On l’avait toujours connue modérée et désintéressée, et l’on n’avait pas encore pris l’habitude de l’accuser de convoitise. Elle avait toujours été l’alliée des Allemands, jamais elle n’avait été leur ennemie. Elle était un membre de la ligue du Rhin, presque un membre du corps germanique. Louis XIV et Louvois, pour la première fois, manifestèrent une ambition qui inquiéta l’Allemagne. Non-seulement ils touchaient au Rhin, mais ils possédaient de l’autre côté du fleuve Kelh et Fribourg, et vers le nord Landau, Luxembourg, Trêves, et