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où un simple hasard, un mot mal compris, un geste mal interprété, peuvent amener les plus épouvantables conflits dans les foules inquiètes, enflammées par d’odieux soupçons, je traversais sur la place de l’Hôtel-de-Ville un de ces groupes qu’un orateur sinistre excitait à voix basse et poussait à l’action. Un ouvrier lui répondait et je recueillis en passant cette bonne parole : « C’est cependant bien dur d’échanger des coups de fusil quand on a passé des jours et des nuits ensemble au rempart. » Ce mot qui n’avait l’air de rien était toute une révélation. On n’aurait pas entendu le pareil au mois de juin 48.

Fasse Dieu que cette réconciliation provisoire sous les armes rende possible plus tard l’union des partis dans un seul parti qui sera la nation ! À ce prix, nous n’aurons pas perdu inutilement ces torrens de sang qui depuis quatre mois coulent sur notre sol envahi ; mais il faut que la foi patriotique l’emporte dans l’âme de la France sur le feu révolutionnaire. Cette distinction est de toute nécessité, et si elle triomphe des confusions que l’on voudrait créer entre ces deux sentimens si différens, j’ai bon espoir pour l’avenir de mon pays. Jusqu’à cette heure, c’est la foi patriotique qui heureusement domine. C’est elle qui, de tous les coins de nos malheureuses provinces, appelle sous les mêmes drapeaux la vieille France monarchique et la jeune France républicaine. La foi patriotique accepte sans arrière-pensée le gouvernement nouveau, parce qu’elle sent avant tout le besoin de concorde et d’unité, ne lui demandant qu’une chose, de sauver le pays, et prête à accepter de grand cœur la république, si la république nous ramène la victoire. Elle consent, sans penser à se plaindre, à tous les sacrifices de parti pour le bien de la France ; elle subordonne toutes les questions qui divisent à celle qui réunit, la question unique, celle de l’honneur national et du salut. Elle lève des armées innombrables, elle les organise, elle les jette toujours renouvelées sous l’effort de l’ennemi étonné ; elle inspire les plus pures ardeurs, les plus nobles dévoûmens, celui des jeunes gens qui vont mourir le front haut, l’éclair sublime dans les yeux, et celui des hommes politiques dont la gloire est faite depuis longtemps, qui pourraient la mettre en sécurité et comme à l’abri dans un repos que le monde entier honore, et qui n’hésitent pas à jeter leur vieillesse illustre sur tous les grands chemins de l’Europe pour aller plaider la cause de leur patrie et imposer le respect de ses malheurs aux grandes puissances égoïstes, annonçant les justices infaillibles de l’avenir, qui châtiera cette indifférence. Voilà ce que fait la foi patriotique. Le feu révolutionnaire est d’une action moins sûre et d’une inspiration moins haute. Il excite les passions plus que les dévoûmens ; il divise par ses dangereuses ardeurs plus qu’il ne concilie ; il recommence éternellement,