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culées le texte qu’elle connaît si bien, elle éclate d’impatience, et lui livre enfin avec un dédain superbe les strophes désirées.

Les souvenirs de Lönnrot abondent en semblables épisodes. Il a par exemple raconté avec intérêt, dans une de ses préfaces, sa visite chez le paysan Arhippa, devenu célèbre dans le pays d’Arkhangel par sa riche mémoire poétique.

« C’était un vieillard de quatre-vingts ans, dit-il, dont les souvenirs n’avaient subi aucune défaillance. Pendant deux pleines journées et quelques heures d’une troisième, je fus constamment occupé à écrire pendant qu’il chantait. Les strophes venaient à leur place, en bon ordre, sans lacunes visibles, même avec des complémens que je n’avais pas obtenus ailleurs, et que nul autre sans doute n’aurait pu me donner. Je me félicitai vivement d’être venu le joindre : un peu plus tard, je ne l’eusse plus trouvé vivant peut-être, et avec lui une notable part de nos primitives poésies aurait disparu. Il fallait voir son ravissement, si nous venions à parler de son enfance et de son vénéré père, dont il tenait ce précieux héritage. « C’était jadis, nous racontait-il, quand nous étions étendus de longues heures sur le rivage, devant le feu du bivouac, après avoir tendu le filet, qu’il fallait venir écouter. Nous avions avec nous un garçon de Lapukka, un bien bon chanteur, mais il ne valait pas encore feu mon père. Durant des nuits, nous chantions les mains dans les mains, et jamais une même strophe ne revenait deux fois. Je n’étais qu’un enfant, mais j’entendais, et c’est ainsi que j’ai appris tout ce que je sais à présent ; j’ai toutefois beaucoup oublié. De mes fils, pas un à cet égard ne sera ce que j’ai été après mon père ; on n’aime plus les vieux chants comme on les aimait dans mon enfance, quand ils étaient l’accompagnement obligé du travail ou du repos. On entend bien celui-ci ou celui-là chanter encore dans les réunions, surtout après boire, mais ce sont rarement les vrais chants du passé. À la place des vieilles poésies, nos jeunes gens ont de vilaines chansons dont je ne souillerai pas mes lèvres. Quelle riche moisson, si quelqu’un jadis avait voulu faire ce que vous faites aujourd’hui ! Quinze jours n’auraient pas suffit pour écrire ce que mon père, à lui seul, vous eût pu faire connaître. »

Quoi qu’il en soit de cette dernière assurance, la récolte de M. Lönnrot se trouva bientôt fort abondante. Aussi la pensée lui vint-elle, dès la première comparaison entre les poésies des diverses parties de la Finlande, que ces poésies devaient avoir un lien, une communauté non-seulement d’inspiration, mais de sujet. En effet, les noms des mêmes divinités ou des mêmes héros se trouvaient répétés dans les chants du nord comme dans ceux du sud, dans ceux de l’est comme de l’ouest ; bien plus, des répétitions ou des