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circonstances mêmes ? Au milieu de nos épreuves, les difficultés naissent à chaque pas : le bon sens les voit telles qu’elles sont, le patriotisme en triomphe à force d’énergie.


II.

Chaque bataillon reste huit ou dix jours, quelquefois le double, aux avant-postes. Au début surtout, cette vie nouvelle parait difficile ou tout au moins assez étrange. Peu de mobilisés oublieront les détails de leur première sortie. Le matin du départ, on se réunit avec armes et bagages après quelques corvées pour les préparatifs de l’expédition. Le sac est lourd, on est peu à l’aise encore dans cette épaisse capote et sous le poids de tous les objets indispensables qu’on a voulu ou qu’on a dû emporter. Après de longs retards, les compagnies de guerre se mettent en marche ; leurs camarades du bataillon sédentaire les accompagnent. Aux fortifications, on s’arrête un instant devant ces palissades et ces pieux qui défendent la porte ; les mains se serrent, on se dit au revoir. Le plus souvent les adieux sont précipités, on a perdu du temps qu’il faut regagner ; involontairement une certaine émotion gagne les plus calmes. Quel inconnu se cache derrière cette triple rangée de pieux ? Pour peu que la musique s’en mêle, — la Marseillaise d’adieu, qu’on joue d’ordinaire en cette occasion, — on se prend à sentir le cœur battre plus vite qu’on ne l’aurait cru.

Les fortifications franchies, on traverse cette banlieue de Paris si triste aujourd’hui, si déserte, où les seules maisons habitées le sont par des soldats. On contourne les forts, et, tout en portant son lourd bagage, on arrive au cantonnement. Le soir est consacré à s’installer : chaque escouade, c’est-à-dire 10 ou 12 hommes, a pour elle une chambre, et l’espace est assez étroit, car les troupes sont nombreuses. La pièce que nous occupions à Port-à-l’Anglais avait six pas de long sur cinq de large, et personne n’était mieux logé autour de nous. Notre premier soin fut de la meubler : il fallait une table ; une porte d’armoire placée sur une caisse d’orangerie nous en tint lieu, quelques clous et quelques planches complétèrent le mobilier. C’est dans ce domicile que nous avons passé nos vingt et un jours. La nuit, on mettait la caisse et la porte sur le balcon pour étendre les onze couvertures qui nous tenaient lieu de lits, et les sacs servaient d’oreillers. Il fallait quelque habileté pour parvenir à se caser tous dans cet espace.

Une compagnie a généralement deux jours de service sur quatre ; sur ces deux jours, l’un est passé à la tranchée et aux grand’gardes, l’autre à un poste à l’intérieur du cantonnement, sans