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LA POLITIQUE D’ENVAHISSEMENT.

ment dans l’œuvre de guerre, de convoitise et de violence ; son âme en gardera toujours la tache. Autrefois la guerre d’invasion ne démoralisait que des troupes de soldats ; ici, c’est une nation entière qu’elle démoralisera, car une nation entière a été contrainte d’y concourir. A-t-on l’ingénuité de croire que ces hommes dont on a fait des envahisseurs retourneront dans leur pays tels qu’ils en étaient sortis ? Ils y rapporteront des sentimens et des désirs qu’ils n’avaient jamais connus. Après s’être associé à la violence, après s’être accoutumé au triomphe de la force ou de la ruse, il n’est pas facile de revenir à la vie calme et droite. Comment veut-on que des hommes à qui l’on ordonne le meurtre et l’incendie gardent dans leur for intérieur une idée nette du droit et du devoir ? Ces soldats qui expédient soigneusement dans des chariots les bouteilles de nos caves ou qui entassent dans leurs sacs notre argenterie, les bijoux de nos femmes et jusqu’à leurs dentelles, rentreront-ils dans leur maison avec la conscience aussi sûre et aussi franche qu’autrefois ? Nous aimions naguère encore à parler des vertus allemandes ; où les retrouvera-t-on ? La vieille Allemagne n’existe plus.

Qu’on ne pense pas que ce soit nous que cette détestable guerre ait le plus frappés, car nous, nous levons la tête, sûrs de notre droit et sûrs de notre conscience. Ceux qui souffriront le plus, ce sont les envahisseurs. Il n’est pas impossible que cette guerre soit le commencement de notre régénération ; elle est peut-être aussi le commencement de la décadence de l’Allemagne.

M. de Bismarck a voulu se faire un grand nom, qu’il soit satisfait : il peut être assuré que son nom ne périra pas ; mais il a certes assumé une lourde responsabilité en se chargeant des destinées d’une nation entière, et en prenant pour ainsi dire dans sa main toute la vie et toute l’âme de cette nation. Il en devra un terrible compte. Le mal qu’il nous aura fait lui sera aisément pardonné ; on ne lui pardonnera pas celui qu’il aura fait à son pays. La nation allemande ne demandait pas plus que nous la guerre. Comme nous, comme toute l’Europe, elle voulait vivre dans la paix et le travail, élargir le cercle de la science, développer ses institutions libérales. Si elle s’aperçoit plus tard que cette guerre l’a jetée hors de sa voie, a arrêté son progrès, lui a fait rebrousser chemin, elle détestera l’auteur de cette guerre et sa politique rétrograde. Alors elle maudira M. de Bismarck comme nous maudissons Louvois, et la haine qui pèsera le plus sur la mémoire du ministre prussien ne sera pas la haine de la France, c’est la haine de l’Allemagne.

Fustel de Coulanges.