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manquerait pas de s’arrêter un instant pour honorer d’un impérissable hommage le maître auquel il devait tout ce qui n’était pas chez lui don de nature et de génie. Peut-être enfin, avec la sagacité de la haine, Antiphon entrevit-il, par-delà cette victoire apparente de la démocratie, ses prochains revers ; peut-être, par un pressentiment de la dernière heure, devina-t-il comment Critias et les trente, au bout de quelques années, vengeraient les quatre cents et verseraient à flots le sang de ces orateurs qui avaient porté la parole contre lui, de ces juges qui l’avaient condamné.

Antiphon, aussitôt le verdict rendu, fut donc livré aux onze : c’était un collège de magistrats inférieurs qui exerçaient à peu près les mêmes fonctions qu’à Rome les triumvirs capitaux ; ils étaient chargés de garder les prisonniers, de mettre à la torture, quand il y avait lieu, les esclaves ou les étrangers, et de faire exécuter les sentences prononcées contre toute espèce de coupable. Humaine jusque dans ses sévérités, la loi athénienne ne connaissait pas pour les citoyens d’autre forme du dernier supplice que l’empoisonnement par la ciguë, et le condamné s’éteignait sans vives douleurs dans la prison, loin des regards cruels et des insultes de la foule, entouré de paroles amies et de mains pieuses empressées à lui fermer les yeux. Nous ne savons rien des derniers momens d’Antiphon ; je me le représente prenant et vidant la coupe sans pâlir, et, tant que la voix ne lui manqua point, trouvant, comme un peu plus tard Théramène, pour railler ses ennemis, des paroles amères et moqueuses que les gens d’esprit se répétaient le lendemain sur l’Agora. Au moment où le saisissait la torpeur avant-courrière du sommeil suprême, lorsqu’il s’étendait, comme Platon nous le raconte de Socrate dans le Phédon, sur la couche d’où il ne devait pas se relever, regrettait-il beaucoup la vie ? Il serait permis d’en douter, si ceux qui paraissent les plus fermes n’étaient exposés à se démentir sous les affres de la mort, s’il ne leur arrivait d’oublier alors tout ce qu’ils ont dit et écrit autrefois à ce sujet. Voici en effet comment notre orateur, nous ne savons dans lequel de ses écrits, avait jugé la condition humaine : « notre existence, c’est une journée de prison ; la longueur, c’en est un jour pendant lequel nous levons les yeux vers la lumière pour céder ensuite la place à nos successeurs[1]. » Ailleurs éclatait ce cri de mélancolie qui fait songer à Lucrèce : « oui, mon cher, toute vie humaine justifie merveilleusement le reproche et la plainte ; elle n’a rien de satisfaisant, de grand et d’auguste, mais ce ne sont que choses mesquines, chétives et de courte durée, mêlées de grands chagrins[2]. »

  1. Fragment 130, édit. Didot.
  2. Fragment 129.