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Il ne nous a été conservé de l’œuvre d’Antiphon qu’une faible partie, et il nous manque celui de tous ses discours qui avait donné à ses contemporains la plus haute idée de son mérite. C’en est assez cependant pour apprécier la netteté et la vigueur de cet esprit. Avec cette habitude des débats judiciaires, avec cet art de manier et d’ordonner les idées, avec la profonde connaissance qu’il avait de toutes les ressources et les finesses de la belle langue attique, un pareil homme, animé par les émotions d’une lutte où il s’agissait de son honneur et de sa vie, a pu, comme l’atteste Thucydide, avoir son jour de grande éloquence. Cette éloquence, on ne peut en trouver dans les plaidoyers qui nous sont parvenus qu’un lointain reflet ; mais ils suffisent pour expliquer la place qui avait été assignée à Antiphon en tête de la liste des orateurs attiques, et la réputation qu’il avait laissée. Comme rhéteur, Antiphon, en abandonnant une portion du terrain qu’avaient cultivé les sophistes, sut faire porter au reste un meilleur fruit ; il délaissa les argumentations philosophiques et les sujets de fantaisie pour appliquer aux débats judiciaires toute la sagacité de son esprit ; il en créa la langue et en agrandit le cadre tout ensemble par les leçons qu’il donnait à ses élèves et par les exemples qu’il leur fournit en écrivant le premier des discours judiciaires. L’éloquence politique, dont Démosthène, moins d’un siècle plus tard, offrit les plus nobles modèles qui aient jamais été proposés à l’admiration des hommes, devait elle-même profiter de ces progrès : les luttes du barreau ont toujours été l’école où se sont formés les maîtres de la tribune. Comme moraliste, Antiphon est un des prédécesseurs de Platon et d’Aristote : avec un goût plus sûr et plus sévère que Gorgias, il travailla comme lui à rendre la prose attique capable d’exprimer les idées générales, de résumer en termes à la fois vrais et vivans les jugemens que l’intelligence, d’année en année plus curieuse et plus éveillée, porterait sur l’homme et sur les choses. Enfin si, comme l’attestent à la fois la tradition de l’antiquité et la comparaison des styles, Antiphon a contribué à nous donner Thucydide, c’est là son plus bel ouvrage et son titre le plus glorieux.

George Perrot.