Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 91.djvu/499

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plusieurs siècles. C’est là un fait sans précédens qui appelle toute notre attention et dont nous devons, autant que possible, sans passion comme sans faiblesse, calculer toute la portée. Rien de plus clair que cette haine couvée par nos ennemis depuis plus d’un siècle et telle qu’elle n’a jamais été certainement partagée par nous avec une égale intensité, même dans ces derniers mois. Essayons de nous rendre compte de ses origines et de ses conséquences futures en recherchant quels peuvent être les griefs respectifs des deux nations.


I.

Les Allemands nous appellent « l’ennemi héréditaire (Erbfeind). » Leur haine érudite trouve des prétextes jusque dans les temps les plus reculés. Un homme d’état positif comme M. de Bismarck veut bien ne nous demander raison que des conquêtes de Louis XIV ; mais près de lui des professeurs se font écouter en nous reprochant la victoire de Tolbiac ou le meurtre du dernier des Hohenstaufen. Que les érudits de Berlin réveillent aujourd’hui contre nous de tels souvenirs, qu’ils les fassent entrer dans l’éducation aussi vindicative que pédante qu’ils donnent à leurs compatriotes, cela n’est pas douteux ; mais ils faussent singulièrement l’histoire. Jusqu’au XVIIIe siècle, il n’y a point de haine entre l’Allemagne et la France. Des querelles, des guerres, ont pu se produire entre des Français et des Allemands, elles n’ont jamais armé l’un contre l’autre les deux peuples pris dans leur ensemble, et presque toujours quand ils comptaient des soldats dans des camps opposés, ils en comptaient dans les mêmes camps. Notre ennemi constant dans les trois derniers siècles, ce n’était pas l’Allemagne, c’était l’empire, que l’Allemagne prétend rétablir aujourd’hui, mais contre lequel elle ne cessait pas alors d’invoquer notre appui, bien loin d’épouser sa cause et de se confondre avec lui. « Le plus brillant et le plus vain ornement de l’Allemagne, disait encore Herder à la fin du XVIIIe siècle, fut la couronne impériale. Seule, elle a fait plus de mal à ce pays que toutes les expéditions des Tartares, des Hongrois et des Turcs[1]. » L’ancienne Allemagne n’a connu que des guerres civiles, et si son territoire a sans cesse été dévasté par les armées étrangères, dont aucun parti ne se faisait alors scrupule d’invoquer le concours, elle ne pouvait leur imputer aucun excès dont ses propres enfans, dans les mêmes guerres, n’eussent donné l’exemple.

  1. Idées sur la philosophie de l’histoire, traduction de M. Edgar Quinet, t. III, p. 336.