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poète, il prend à tâche de réfuter ses théories littéraires, et il le poursuit jusque dans ses idées philosophiques. Il était pourtant en philosophie assez près de Voltaire : il détestait l’intolérance, et son Dieu n’était celui d’aucune église exclusive ; mais l’irréligion dans les sentimens et surtout dans le langage lui était antipathique, et il éprouvait d’ailleurs le besoin de protester contre l’envahissement du scepticisme français par le même esprit d’indépendance qui lui faisait repousser en littérature la domination du goût français.

Tel est en effet le point de vue constant de Lessing. Il n’a rien du patriotisme étroit et jaloux qui s’est produit plus tard dans son pays. C’est un cosmopolite, comme tous les grands esprits du XVIIIe siècle ; c’est l’indépendance de la pensée humaine, non de la pensée allemande, qu’il prétend défendre contre la suprématie intellectuelle de l’esprit français. Il se console aisément de ne pouvoir opposer à cette suprématie des chefs-d’œuvre allemands en l’abaissant devant la perfection du génie grec ou la puissance créatrice du génie anglais, en exaltant un Sophocle ou un Shakspeare aux dépens d’un Corneille ou d’un Voltaire. Tel est aussi le point de vue de la jeune génération qui marcha bientôt sur ses traces avec un jugement moins sûr. Ce qu’elle hait surtout dans l’esprit français, c’est le culte de la règle et la passion des idées générales. L’indépendance qu’elle réclame est celle de la fantaisie individuelle, du génie sans frein comme sans loi. La fièvre de Werther commence avec sa double antipathie pour le philistin (bourgeois) allemand et pour l’homme de goût français. La première s’affirme avec éclat au dedans ; la-seconde saisit toutes les occasions de rompre des lances avec l’ennemi du dehors. De tout temps, les étudians allemands ont recherché l’hospitalité des universités françaises. Avec ce mélange d’esprit pratique et de sentimens systématiques dont leur race a le secret, ils savent tirer profit de nos écoles en gardant un profond dédain pour la science qu’on y enseigne. Ce dédain se montrait déjà sans réserve dans la petite colonie allemande que possédait, il y a une centaine d’années, l’université de Strasbourg. Les idées et les sentimens que se plaisaient à étaler ces étudians en face de leurs condisciples français nous ont été exposés par l’un d’eux qui allait devenir la personnification la plus brillante et la plus complète du génie allemand. Goethe n’avait pas à vingt ans cette sérénité olympienne qui se refusait, quarante ans plus tard, aux entraînemens d’un patriotisme haineux. Il partageait toute l’effervescence de cette période des tempêtes et des efforts (Sturm-und-Drang-Period). Il reconnaît que nulle université d’Allemagne ne lui eût permis de se préparer aussi sûrement et aussi vite à ses examens de droit qu’il ne le fit dans une université française ; mais cet avantage tout pra-