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aussi cette destinée est-elle réservée au monde entier, et non pas seulement aux Français. — Il accable les Français d’injures avec une rage insensée, en fanatique aveugle, et il étale un zèle patriotique, une jalousie pour la Prusse, pour l’Allemagne, qui sont choses tout à fait françaises. Il est persuadé que nous battrons tout le monde ; il soutient que Frédéric-Guillaume IV est le plus grand des capitaines, un génie militaire égal au grand Frédéric. C’est ainsi qu’il déclame, louant et blâmant tout d’une haleine. Je le rappelle à la raison, lui disant qu’il s’agit pour le moment d’être calme et prévoyant, et il se tranquillise. Je continue de causer avec lui ; nous plaisantons, nous parlons en gens sérieux, il redevient l’homme intelligent, aimable, bienveillant, que je connais depuis longtemps, et nous nous séparons les meilleurs amis du monde en nous serrant les mains avec cordialité. Singulier incident et qui me donne fort à réfléchir. Quel délire ! quel aveuglément ! et que penser quand de tels hommes, quand les meilleurs entre tous en sont saisis ? » Le lendemain du jour où il s’est moqué de Scharnhorst, Varnhagen se met à étudier une carte de cette France qu’on veut démembrer, et y cherche les lignes « où les coupures se feraient le plus naturellement. » Cependant il a également en horreur le règne de la caserne et celui de la sacristie, et peut-être, en voyant ces deux hautes puissances coalisées contre la France, sa sympathie pour notre nation n’en devient-elle que plus vive. Cinq jours après son entretien avec Scharnhorst sur la place des Gendarmes, il écrit dans son journal ces lignes qui sont la contre-partie des folles déclamations de ce bigot en culotte de peau : « Hier, au Théâtre-Français, les plus sérieuses réflexions se présentèrent à mon esprit. Toute la nation se révélait à moi avec ce qu’elle a développé, produit et accompli. Je me disais qu’une Europe où elle manquerait ne pourrait qu’être fragile, qu’on ne peut se passer d’elle, et qu’au cas où elle disparaîtrait, d’autres moins capables de jouer son rôle devraient la remplacer. Ils sont quelque chose, ces Français, et quiconque le nie le fait à son propre détriment. »

Ce piétisme belliqueux a ceci de commun avec les diverses orthodoxies anglaises et américaines, que, par respect pour l’inspiration divine de toute l’Écriture, il place l’Ancien Testament sur la même ligne que le nouveau. Ce que Jésus lui-même a censuré et condamné chez les Juifs se trouve ainsi au même rang de sainteté et demeure aussi obligatoire pour nous que ce qu’il a commandé à ses disciples. Il est vrai que Jésus a béni les pacifiques et réprouvé la violence ; mais Jéhovah, dira-t-on, n’a-t-il pas commandé aux Juifs d’exterminer les Amorrhéens et les Amalécites ? C’est ainsi que Cromwell et ses têtes-rondes, pour exterminer leurs ennemis en bonne conscience, leur appliquaient les noms des tribus cana-