Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 91.djvu/579

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notre seule pâture intellectuelle. Les ateliers sont abandonnés ; nos peintres, nos sculpteurs, nos graveurs manient le fusil au lieu du pinceau et de l’ébauchoir. J’en sais qui, revenus de Rome tout exprès pour faire leur devoir, ont été, il y a peu de jours, blessés ou faits prisonniers à la Malmaison ; des membres de l’Institut, Baudry et Lenepveu, sont dans les bataillons de marche. Les plus brillans élèves de l’École normale se sont engagés au moment où ils allaient passer des examens qui les affranchissaient de toute inquiétude sur leur avenir et leur permettaient de se donner tout entiers à ces recherches d’histoire, de philologie, de science pour lesquelles plusieurs d’entre eux montraient déjà une vocation tout à fait décidée. Ils avaient été jusqu’ici épargnés par les balles prussiennes, mais, il y a un mois, l’un d’eux, qui s’était déjà fait remarquer au régiment par sa bravoure, n’a pas reparu après les combats de Champigny. Ses camarades et ses maîtres veulent croire encore qu’il n’est que prisonnier et se flattent de le revoir après la guerre.

Les universités allemandes, auxquelles une loi rigoureuse a, dès le début, enlevé tous leurs élèves et tous leurs jeunes maîtres, ont dû souffrir plus encore ; j’apprenais l’autre jour, par hasard, la mort d’un privat-docent qui, au printemps dernier, suivait avec une assiduité soutenue les cours du Collège de France et de l’École des hautes études ; il a été frappé devant Sedan. Était-ce pour en venir là que, depuis la chute du premier empire et la paix rétablie en Europe, tous les esprits élevés, en France surtout, avaient travaillé à éteindre les haines nationales, à rapprocher les peuples les uns des autres, à faire profiter chacun d’eux des qualités, des découvertes et du génie de ses voisins ? Tous ces liens que semblaient resserrer chaque jour entre les hommes un perpétuel échange d’idées et de denrées, les académies, les congrès, les voyages devenus si fréquens et si faciles, les expositions universelles, les traités de commerce, tant d’occasions enfin de se voir, de se connaître et de s’aimer, ces liens étaient donc bien fragiles, puisqu’il a suffi pour les briser du caprice de deux despotes ! La France et l’Allemagne, avec toutes leurs forces vives, sont engagées dans une lutte qui prend d’heure en heure un caractère plus marqué d’âpreté et de fureur ; si nous devons succomber, prendre à la France deux de ses plus chères provinces, la laisser humiliée et implacable, est-ce le moyen de préparer pour l’Europe une nouvelle période de paix et d’émulation féconde ?

En attendant que les armes tranchent la question que le bon sens et la raison publique ne suffisent plus à résoudre, on peut, entre deux combats, chercher à rafraîchir un instant son esprit : je ne connais rien qui repose mieux de toutes ces horreurs et qui renvoie à l’action plus dispos et plus fortifié que la poésie et l’art. Les œuvres des grands poètes qui consolent du présent en nous transportant par l’imagination dans un monde idéal, nous les avons toujours sous la main et nous