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Les Prussiens ont bien volontairement disséminé leurs obus armés de tubes incendiaires tout autour du labyrinthe. En agissant ainsi, ils avaient la certitude absolue de n’atteindre que des édifices modestes, consacrés à l’humanité ou à la science, de ne frapper que des malades, des blessés, des médecins ou des savans. En revanche, ils se donnaient la chance d’anéantir des collections qui dans leur ensemble sont absolument sans rivales. Nulle part, la sombre rancune du Finnois, la haine jalouse du demi-barbare pour une civilisation supérieure, ne s’accusent plus nettement[1].

La guerre, telle que la comprennent la Prusse et ses interprètes, présente partout les mêmes caractères. Par les motifs qu’on lui donne, elle est pour eux une croisade, et ils la prêchent dans un langage où se trahit à chaque mot le mélange de mysticisme impitoyable et d’ambitions effrénées qui animait les chevaliers armés contre les Sarrasins ou les Pruczi. Par les moyens qu’elle met en œuvre, elle nous reporte plus loin encore dans l’histoire.

Jeter un peuple entier sur un autre, est-ce donc là une invention nouvelle ? Qu’est-ce faire, sinon imiter ces barbares qui se heurtaient nations contre nations, se ruant les uns sur les autres et contre la civilisation romaine dans de véritables duels pour la vie ou la mort ? On pouvait croire impossible le retour d’un pareil état de choses. L’institution des armées permanentes, formant un corps à part dans l’état, destinées à lutter pour tous, laissant les citoyens à leurs affaires, les savans à leurs recherches, les artistes à leurs études, les laboureurs à leurs travaux, amoindrissait un mal peut-être inévitable. Le mouvement général pouvait être enrayé ; il ne s’arrêtait pas. Grâce à la Prusse, il n’en sera plus ainsi. Avertis par nos malheurs, les peuples vont s’armer de fond en comble. En Europe, tout le monde portera les armes, et quand viendront les luttes prochaines, quand tomberont sur les champs de bataille non plus seulement des soldats, mais des représentans du progrès en tout

  1. On peut toutefois en dire autant de la destruction de la bibliothèque de Strasbourg. Quiconque connaît Strasbourg sait que les bâtimens consacrés à cette bibliothèque, l’église protestante du Temple-Neuf et le séminaire protestant formaient un grand îlot isolé, auquel se rattachaient seulement un fort petit nombre de maisons particulières. Ces dispositions, qui figurent sur tous les plans, étaient certainement connues des Prussiens. Ils ont bien su où avait éclaté l’incendie, et c’est volontairement qu’ils ont fait pleuvoir les obus avec un redoublement d’activité sur ces trésors scientifiques, sur cette église et ce collège consacrés à leurs propres croyances. Qu’importent la science et la religion, pourvu qu’on terrifié l’ennemi !