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l’autre cas, l’esprit de parti et les dispositions actuelles du peuple ont déterminé l’arrêt. La première fois, ces mille ou quinze cents juges se sont laissés aller à leur enthousiasme patriotique ; la seconde fois, ils ont obéi à la peur, au soupçon, à l’envie. Justice variable suivant les opinions, suivant les partis, suivant les passions ! La démocratie athénienne, nous le savons, était fort soupçonneuse. Que devenait l’homme accusé de trahison ou seulement d’incivisme devant cette cité qui jugeait ? Que devenait l’homme suspect de tendances aristocratiques devant cette démocratie érigée en tribunal ? Cette sorte de justice protégeait sans nul doute le pauvre contre les violences et les ruses du riche ; mais protégeait-elle aussi efficacement le riche contre la jalousie et la convoitise du pauvre ? Il y a dans les plaidoyers des orateurs attiques une chose qui frappe : c’est le soin avec lequel chaque plaideur cherche à prouver aux juges qu’il est pauvre, et que son adversaire est riche. C’était donc une recommandation d’être pauvre, et nous sommes bien forcés de croire que, devant de tels tribunaux, la richesse était déjà un commencement de culpabilité. La justice, dans cette démocratie envieuse, était souvent une manière indirecte de faire la guerre à la richesse. Il faut dire aussi que ces juges devaient éprouver une tentation bien forte de frapper les riches. En effet, la loi athénienne, qui infligeait rarement la mort ou la prison, prodiguait les amendes et la confiscation des biens. Déclarer que le riche était coupable, c’était donc servir les intérêts du trésor public. Or le trésor public était le trésor de tous les citoyens en général et des juges tout particulièrement. Si les juges ne se chargeaient pas d’enrichir l’état, comment l’état leur paierait-il leurs trois oboles de chaque jour ? Combien d’arrêts de confiscation ne fallait-il pas pour indemniser ces 6,000 juges !

En résumé, les principes de la justice athénienne étaient fort beaux ; mais l’application en fut mauvaise en beaucoup de points. Cette justice exercée par le peuple était nécessairement subordonnée aux intérêts ou aux passions populaires. Elle ne garantissait suffisamment ni la liberté individuelle, ni le droit de propriété, ni la conscience de l’homme, ni sa vie. Elle condamna Anaxagore, Socrate et Phocion.


II. — la justice dans une république sans liberté. — rome.

À Rome, l’organisation de la justice a varié avec la constitution de l’état ; mais on n’a jamais songé à la séparer de la politique. Tout au contraire, le principe romain était que la justice émanait nécessairement de l’autorité publique et ne faisait qu’un avec elle. On n imaginait point à Rome que la fonction de juger dût appartenir à