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et inintelligente de la foule. Il semble même qu’elle dût offrir toutes les garanties désirables à l’équité et aux droits individuels. Si pourtant on l’examine de près, surtout si l’on observe comment elle était appliquée, on reconnaît qu’elle était fort loin de remplir tout ce que l’on doit attendre d’une bonne justice. On la croirait établie dans le seul intérêt du droit ; nous allons voir qu’elle ne l’avait été que dans l’intérêt d’une classe d’hommes. Elle paraît à la fois démocratique et libérale ; au fond, elle fut un instrument pour refouler la démocratie et étouffer la liberté.

Pour la bien comprendre, il faut songer avant tout que la république romaine ne fut jamais franchement démocratique. Rome a été en tout point l’opposé d’Athènes. Athènes a fondé la démocratie, et son histoire en présente le modèle le moins imparfait qu’il y ait eu dans l’antiquité. Rome n’a jamais voulu ou n’a jamais su établir chez elle cette sorte de gouvernement. Il ne faut pas que les dehors et les apparences nous fassent illusion. Le jour où la caste patricienne, vaincue, s’effaça, l’aristocratie ne disparut pas de Rome, car il se forma aussitôt une nouvelle noblesse composée des familles les plus riches, et cette noblesse ne tarda pas à devenir une véritable caste, dans laquelle les hommes nouveaux ne pénétrèrent qu’avec la plus grande difficulté. En apparence, tous les citoyens étaient égaux, et le gouvernement appartenait à tous ; en réalité, la richesse gouvernait ; tous les droits, tous les honneurs, toutes les fonctions publiques étaient pour elle. Les rangs étaient marqués par la fortune. Il fallait un certain chiffre pour être sénateur, un autre pour être chevalier. Suivant le cens, on figurait dans les premières centuries ou dans les dernières, c’est-à-dire dans celles qui votaient ou dans celles qui ne votaient pas. Même dans les comices par tribus, qui étaient ce que Rome avait de plus démocratique, on avait fait en sorte que la classe des propriétaires eût trente et une voix, et que celle des prolétaires n’en eût que quatre. Par-dessus tout, il fallait être riche pour arriver aux fonctions et aux magistratures, car la première condition pour les obtenir était d’acheter les suffrages du peuple. Enfin le sénat formait véritablement une corporation héréditaire, non en vertu des lois, mais en vertu des mœurs et par la force de ses richesses. Cette corporation, qui s’intitulait la noblesse ou l’ordre sénatorial, était seule en possession des dignités, des sacerdoces, des grades de l’armée, enfin de l’administration des provinces.

C’est surtout vers l’an 150 avant Jésus-Christ que cette constitution tout aristocratique s’affermit dans Rome. Or c’est à la même époque précisément que s’établirent les jugemens par jurys. Cette coïncidence est significative. La manière dont ces tribunaux étaient composés ne l’est pas moins. Il est vrai que le sort en désignait les