Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 91.djvu/720

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lences exercées sur les autres Européens. Elle a grandi dans ces parages sans que personne y fît attention ; territoire, port et flotte de guerre, elle possède tout ce qu’il faut pour imposer sa volonté dans le Pacifique du nord lorsque sa politique l’exigera ; l’Angleterre ne fait flotter son pavillon que sur le rocher stérile de Hong-Kong. Quel sujet de crainte pour un peuple qui entend ne rencontrer de maîtres sur aucun océan !

Dans l’Asie centrale et sur le littoral du Pacifique, la rivalité anglo-russe est encore latente ; on ne saurait dire sur quels points porteront les contestations futures. Dans la Méditerranée au contraire, l’objet du conflit est bien évident ; c’est l’empire ottoman que l’une des puissances veut démolir et que l’autre veut conserver. Si puissant que soit le gouvernement russe, il éprouverait d’immenses difficultés à conquérir la Turquie par terre. L’armée d’invasion devrait traverser d’abord les provinces danubiennes, qui sont en train de se constituer en une nationalité presque indépendante ; elle prêterait le flanc à l’Autriche, que la liberté des bouches du Danube intéresse au plus haut point, et en dernier lieu elle rencontrerait dans la chaîne des Balkans un obstacle matériel sérieux. C’est donc surtout par mer que Constantinople est exposée aux attaques de son ennemi séculaire. Le traité conclu à Paris le 30 mars 1856 y a remédié en stipulant la neutralisation de la Mer-Noire, c’est-à-dire l’interdiction pour la Russie et la Turquie d’y entretenir des flottes de guerre. Elles ne peuvent y armer que les quelques navires de faible tonnage indispensables à la police maritime. Rappelons encore que par ce traité la France, l’Autriche, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Prusse et la Russie s’engagent à garantir l’indépendance de la Turquie, et que, par une convention additionnelle, la France, l’Angleterre et l’Autriche se promettent de regarder comme un casus belli toute infraction au traité. Il n’est pas hors de propos d’observer en passant que cette conclusion d’une guerre longue et sanglante était empreinte d’une générosité qui aurait dû servir d’exemple ; les vainqueurs n’exigeaient de leur adversaire terrassé ni cession de territoire ni contribution d’argent, et n’imposaient que les conditions qui avaient été dès le principe le but réel de la lutte.

On a vu des traités disparaître par l’effet du temps qui les rendait caducs, en sorte que la dénonciation de ces traités par celle des parties contractantes qui en avait été victime n’était qu’affaire de forme ; mais une dénonciation qui survient moins de quinze ans après la signature n’est, à vrai dire, qu’une déclaration de guerre. C’est ce que vient de faire la Russie. Par une circulaire du mois de novembre dernier, le prince Gortchakof annonce sans ménagement aux cosignataires du traité de 1856 que le tsar n’entend plus être lié