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popularisé. Rien ne lui a manqué, il est vrai ; la France lui a libéralement tout accordé, les hommes, l’argent, les ressources de toute sorte. Nulle part, il n’a rencontré une résistance sérieuse ; à Paris comme en province, on lui a ouvert un large crédit de confiance ; on attendait tout de sa jeunesse, de sa bonne volonté, de la passion patriotique qu’il déployait. Malheureusement c’est une question de savoir si M. Gambetta a fait ce qu’il fallait pour répondre à cette confiance.

Ce qui est trop évident, c’est que, maître et souverain de la France depuis quatre mois, il s’est enivré de lui-même ; il s’est accoutumé à cette dictature qu’on ne lui disputait pas, qui échappait à tout contrôle, et en définitive il a fait son apprentissage des affaires à nos dépens. Il ne s’est servi de son omnipotence que pour mettre la confusion un peu partout, dans la guerre et dans la politique, dans la direction des armées et dans l’organisation du pays. Il a improvisé des généraux et des préfets avec ses camarades et ses amis de la veille. À quels caprices ne s’est-il pas livré ! Il s’est même réveillé un jour, à ce qu’il paraît, grand stratégiste, et puisqu’il était ministre de la guerre, puisqu’il faisait des généraux avec des journalistes de second ordre, il a voulu, lui aussi, dit-on, diriger des opérations militaires. Comment a-t-il réussi ? C’est là une question que les événemens éclairent d’un triste jour. Lorsqu’on en viendra à examiner de près cette navrante histoire de quatre mois, on découvrira peut-être d’étranges choses. Qui a imaginé par exemple cette grande opération de l’est, — cette marche de Bourbaki vers les Vosges, cette manière de délivrer Paris menacé de famine en prenant le temps d’aller dégager Belfort ? Tout ce qui s’est passé en province pendant que nous étions enfermés dans notre prison est encore trop enveloppé d’obscurité pour que nous puissions y voir bien clair et préciser les responsabilités. Ce qui est certain, c’est que Bourbaki écrivait sans cesse en homme qui suit une direction qu’on lui a tracée, c’est qu’un officier placé par M. Gambetta auprès du malheureux général adressait au ministre de la guerre, le soir de la bataille de Villersexel, ces singulières paroles : « Quant à ce que vous qualifiez de savantes manœuvres entre les deux groupes des forces ennemies, vous devez vous féliciter vous-même en n’oubliant pas que ce sont encore vos idées qui, par ma voie, ont collaboré à cette belle tâche. Je laisse au général, qui n’y manquera pas, le soin de le dire et de l’écrire. »

Ainsi, voilà M. Gambetta transformé, de l’aveu de ses confidens, en tacticien consommé, dirigeant armées et généraux de son cabinet, poussant Bourbaki vers l’est, Chanzy vers l’ouest, retenant celui-ci au moment où il voulait marcher sur Paris vers les premiers jours de janvier, comme on nous l’a révélé récemment. C’était un ministre de la guerre d’une surprenante activité, nous en convenons, remuant tout le monde, s’agitant beaucoup lui-même. Avec tout cela, il n’en a pas moins conduit l’infortuné Bourbaki au suicide, l’armée de l’est en Suisse, les soldats de