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conquête, persiste dans ses prétentions exorbitantes, s’il veut pousser la France à bout, il n’arrivera qu’à un résultat : ce sera de rendre la paix impossible, inacceptable pour ceux-là mêmes qui la désirent, et qui seraient prêts à se résigner à d’inévitables sacrifices. Parce qu’il a la force et que ses armées ont eu jusqu’ici la victoire, parce qu’il a réussi à dompter la résistance de Paris par la famine et que ses soldats occupent une partie de notre territoire, M. de Bismarck peut se laisser aller à croire que rien ne doit lui résister désormais, que la France doit subir dans toute sa dureté la loi du vainqueur. S’il croit cela, c’est qu’il est décidé d’avance à rouvrir cette arène sanglante où deux nations s’entre-tuent depuis six mois ; mais il se tromperait étrangement, s’il pensait que la France peut et doit tout accepter. La France n’est point heureusement aussi épuisée qu’il le suppose. Elle a pu être compromise par la confusion et l’imprévoyance. Elle a encore assez de sang pour combattre, assez de ressources pour soutenir la lutte, si on la pousse à une résistance désespérée. Elle se défendra par tous les moyens, et cette fois elle n’aura pas seulement à sa tête un gouvernement improvisé dans une heure de révolution, elle sera représentée et conduite par une assemblée qu’elle a élue, qui restera la légitime personnification du pays, et qui, après avoir rendu témoignage de son esprit de modération pacifique, sera d’autant plus autorisée à reprendre avec une énergie nouvelle la défense de notre nationalité en péril.

M. de Bismarck ne sera plus seulement en présence d’un gouvernement de Paris ou d’un gouvernement de Bordeaux ; il sera en face de la France elle-même tout entière en armes, et c’est une question de savoir si, par l’excès de sa politique, il ne contraindrait pas enfin l’Europe à sortir de l’indifférence où elle s’est renfermée jusqu’ici. Nous ne nous faisons certes point illusion, nous n’avons pas été gâtés par la faveur européenne depuis six mois. Il y a cependant un degré où les entreprises de la force deviennent une menace pour tout le monde, et il est bien certain que les malheurs de la France excitent des sympathies croissantes dans le monde civilisé, en ravivant le sentiment de la mission bienveillante que notre pays a toujours remplie en dépit des fautes commises en son nom. L’Angleterre elle-même, l’Angleterre surtout vient de nous donner des marques touchantes de ces sympathies par son empressement spontané et désintéressé à venir au secours des misères de Paris, et l’opinion publique commence à supporter impatiemment l’impartialité inactive du gouvernement. M. de Bismarck, malgré son imperturbable audace, y regardera peut-être à deux fois avant de donner par l’excès de ses prétentions un nouveau signal de guerre qui retentirait douloureusement en Europe, en Allemagne même, en ralliant autour de la France toutes les sympathies éparses du monde.

ch. de mazade.