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Cyr, un officier de vingt ans, frappé au front, était étendu, paraissant reposer d’un sommeil grave et plein de nobles rêves. Les mains croisées sur la poitrine, ce jeune homme avait expiré comme il se fût endormi. Sa face pâle était belle comme un beau marbre, et je me rappelais, en le contemplant ainsi, cette parole de Bossuet : « il y a des occasions où la gloire de mourir vaut mieux que la victoire. »

Oui, après la première stupeur que causait la vue de ce champ de massacre où les cadavres, pétrifiés dans leur mouvement ou leur convulsion suprême, ressemblaient, livides, les yeux ouverts et vitreux, à des figures de cire plutôt qu’à des morts, après la première douleur, un sentiment de protestation énergique et, de dignité se dégage de l’affreux spectacle de ces corps lacérés, troués ou défigurés, le sentiment le plus mâle et le plus beau qui puisse naître dans une âme humaine, — l’âpre attachement au devoir. On se sent peu à peu saisi du mépris profond de la mort, on se sent pris d’admiration pour ces martyrs qui ont donné leur existence. L’amour stoïque de la patrie parle plus haut et plus ferme ; la contemplation de ces héros vous fait mieux comprendre et mieux aimer la sublime vertu du sacrifice. Ils étaient beaux d’ailleurs, ces morts français, et à côté de cadavres dont l’horreur rappelle Goya, des morts étaient tombés dont la raide attitude sculpturale faisait songer au chef-d’œuvre de Rude. Et j’éprouvais, dans la douleur poignante qui m’étreignait, comme une consolation cruelle à comparer les morts allemands aux morts français, — ces lourds Germains tombés comme des masses, ces soldats blonds et gros, à ces maigres Gaulois, à ces visages amincis dont un rictus d’ironie soulevait la moustache en croc, la lèvre impertinente et désormais muette, mais prête encore, eût-on dit, à jeter à l’ennemi, avec le dernier soupir, le dernier cri de l’héroïsme railleur.

Les infirmiers prussiens relevaient ces cadavres, et on les voyait, se détachant en noir sur l’horizon, parcourir comme des corbeaux ces champs sans arbres où de loin en loin apparaissaient des taches lugubres, taches rouges qui étaient des cadavres français, taches brunes qui étaient des cadavres allemands. Çà et là, sur des sabres fichés en terre, ils avaient placé des casques prussiens, posés les uns sur les autres, et piqué une étiquette sur la pointe du casque supérieur. On pouvait compter, aux casques superposés, le nombre des cadavres enfouis dans chaque fosse. J’allais et je venais saisi de fièvre dans ces champs où les débris s’amoncelaient, sacs éventrés, voitures brisées, canons démontés, caissons broyés, fusils, gibernes, sacs de riz, tout cela pêle-mêle avec les cadavres de chevaux tombés dans leurs entrailles comme en une course de taureaux, pêle-mêle