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et comme inconsciente. Ainsi se comprendrait aussi une autre difficulté qui doit s’offrir à l’historien de la littérature allemande. On a pu croire qu’on écrivait l’histoire de la littérature française en donnant une série d’études critiques sur chacun de nos plus beaux génies ; une pareille méthode, toujours incomplète, le serait surtout, si on prétendait l’appliquer à l’histoire des lettres allemandes. Surtout au moyen âge, le mouvement des esprits s’est produit au-delà du Rhin sous la forme d’une féconde efflorescence, et, jusque dans les temps les plus modernes, chaque poète n’y a compté qu’à la condition de se faire l’interprète direct du sentiment populaire et universel.

Le xviie siècle et la première moitié du xviiie furent pour la littérature allemande une triste époque d’asservissement à l’imitation étrangère ; M. Heinrich fait sagement de ne pas y consacrer un long examen. Il réserve avec beaucoup de raison toute son attentive étude pour les hommes qui mirent un terme à cette période d’inertie. Son second volume s’ouvre avec Klopstock et Lessing. Ce furent eux qui suscitèrent l’esprit public, et donnèrent le branle au puissant mouvement qui depuis ne s’est pas interrompu. Klopstock, avec son inspiration religieuse, se chargea de ramener les âmes vers les hautes pensées et de ranimer chez ses compatriotes le goût des grandes choses. Il prétendit réveiller dans sa Messiade le respect d’un christianisme austère et élevé. En même temps il s’efforçait, dans ses poésies, de glorifier le héros de l’antique Germanie, Hermann, afin de retremper dans ces souvenirs les vertus qu’il croyait essentiellement allemandes, l’enthousiasme, la loyauté, la simplicité religieuse et le dévoûment à la patrie. Lessing, lui, avait un autre rôle. Avec sa vive et alerte intelligence, il travaillait à aiguiser les esprits en les armant de la critique, de l’érudition, de la philosophie. Inutile de dire que M. Heinrich consacre à ces deux noms plusieurs importans chapitres. Sa tâche est là simplifiée par la grandeur des œuvres qu’il doit faire connaître. La seule analyse de ces œuvres, faite avec talent et esprit, comme la sait faire notre auteur, devient ici le nécessaire. Wieland paraît ensuite, qui, après avoir donné à l’Allemagne beaucoup d’espérances, ne tient pas assurément toutes celles qu’avaient fait concevoir les deux maîtres du mouvement nouveau. On l’a comparé bien maladroitement à Voltaire, dont l’influence a été tout autrement énergique et vive. M. Heinrich propose à son tour de le comparer à Sainte-Beuve ; mais, au milieu des témoignages qu’il invoque pour légitimer sa propre comparaison, le lecteur non convaincu trouvera impartialement mêlés bien des argumens contre cette comparaison même. Ce second volume de M. Heinrich se termine par une ample étude sur Schiller et Goethe, qui, à l’exemple de Kant et Herder, avaient repris l’héritage de Klopstock et Lessing, et lancé désormais l’esprit allemand dans les voies où il a marché depuis.

A. G.

C. Buloz.