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pas encore brisés. On ne se parle plus dans la crainte de se décourager les uns les autres.

17 septembre.

Aujourd’hui pas de lettres de Paris, pas de journaux. La lutte colossale, décisive, est-elle engagée ? Je me lève encore avec le jour sans avoir pu dormir un instant. Le sommeil, c’est l’oubli de tout, on ne peut plus le goûter qu’au prix d’une extrême fatigue, et nous sommes dans l’inaction ! On ne peut s’occuper des campagnes apparemment ; rien pour organiser ce qui reste au pays de volontés encore palpitantes, rien pour armer ce qui reste de bras valides. Il n’y en a pourtant plus guère ; on a déjà appelé tant d’hommes ! Notre paysan a pleuré, frémi, et puis il est parti en chantant, et le vieux, l’infirme, le patient est resté pour garder la famille et le troupeau, pour labourer et ensemencer le champ. Beauté mélancolique de l’homme de la terre, que tu es frappante et solennelle au milieu des tempêtes politiques ! Tandis que le riche, vaillant ou découragé, abandonne son bien-être, son industrie, ses espérances personnelles, pour fuir ou pour combattre, le vieux paysan, triste et grave, continue sa tâche et travaille pour l’an prochain. Son grenier est à peu près vide ; mais, fût-il plein, il sait bien que d’une manière ou de l’autre il lui faudra payer les frais de la guerre. Il sait que cet hiver sera une saison de misère et de privations ; mais il croit au printemps, lui ! La nature est toujours pour lui une promesse, et je l’ai trouvé moins affecté que moi en voyant mourir cet été le dernier brin d’herbe de son pré, la dernière fleurette de son sillon. J’avais un chagrin d’artiste en regardant périr la plante, la fleur, ce sourire pur et sacré de la terre, cette humble et perpétuelle fête de la saison de vie. Tandis que je me demandais si le sol n’était pas à jamais desséché, si la sève de la rose n’était pas à jamais tarie, si je retrouverais jamais l’ancolie dans les foins ou la scutellaire au bord de l’eau tarie, il ne se souciait, lui, que de ce qu’il pourrait faire manger à sa chèvre ou à son bœuf durant l’hiver ; mais il avait plus de confiance que moi dans l’inépuisable générosité du sol. Il disait : — Qu’un peu de pluie nous vienne, nous sèmerons vite, et nous recueillerons en automne. — Mon imagination me montrait un cataclysme là où sa patience ne constatait qu’un accident. Il ne s’apercevait guère du luxe évanoui, du bleuet absent des blés, du lychnis rose disparu de la haie. Il arrachait une poignée d’herbe avec l’a racine sèche, et après un peu d’étonnement, il disait : — L’herbe pourtant, l’herbe, ça ne peut pas mourir !

Il n’a pas la compréhension raisonnée, mais il a l’instinct profond, inébranlable, de l’impérissable vitalité. Le voilà en présence de la famine pour son compte, aux prises avec les aveugles