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dans la civilisation européenne, des élémens de résistance contre lesquels il pourront venir se briser. L’excès même de leur puissance doit provoquer une réaction inévitable. Leur situation est au moins parfaitement définie : ils sont, sous la conduite d’un chef ambitieux, le peuple dominateur de l’Allemagne, subjuguant l’Allemagne afin de peser sur le monde de tout le poids de la race germanique. La cérémonie du 18 janvier devait se terminer par un chant de guerre prussien ; le roi, par un signe, empêcha l’exécution de cette dernière partie du programme. C’était de sa part un acte de prudence et de modération. Bien naïfs ceux qui s’y laissent prendre du reste, il eût été bien plus habile encore de ne point se mettre dans le cas d’avoir à donner cette preuve de prudence et de modération, car elle met en pleine lumière, si d’ailleurs on avait pu s’y tromper, le vrai caractère de la cérémonie, qui est l’exaltation de la Prusse par-dessus l’Allemagne, par-dessus la France, par-dessus l’Europe.

Cette domination militaire et universelle se lie à l’oppression du parti libéral dans l’Allemagne, et partout où il tient tête au pouvoir absolu. C’est encore là un trait caractéristique du césarisme ; qu’il soit d’origine démocratique comme celui de César et de Bonaparte, ou d’origine aristocratique comme celui de Charlemagne, des césars allemands et des Hohenzollern, le césarisme est essentiellement l’ennemi, l’oppresseur de toute institution libre. Il n’accepte point de contrôle, si ce n’est peut-être en apparence, dans la forme, pour donner le change ; il entend que tous les pouvoirs émanent ou relèvent de lui. Le complet épanouissement du césarisme est inséparable de l’effacement de tous les pouvoirs publics. Si donc l’abaissement, l’écrasement de la France était le préliminaire indispensable de la création de l’empire prusso-allemand, ce n’est pas seulement à cause de sa force militaire, en d’autres temps si redoutée ; c’est aussi parce qu’elle est depuis 1789, malgré bien des erreurs et des défaillances, le foyer du libéralisme. Aussi la chute du régime impérial, qui pouvait paraître favorable aux projets du roi de Prusse, puisqu’elle lui laissait le champ libre pour l’érection de son césarisme (car on ne comprend pas plus la coexistence de plusieurs césars que celle de plusieurs soleils), mais qui devait être pour nous l’aurore d’un gouvernement libre, national, exercé par le pays, en son nom et sous son contrôle, a dû surexciter l’animosité du roi Guillaume contre la France ; cette révolution ne pouvait faire naître en lui qu’un de ces deux sentimens : le mépris, s’il y voyait seulement l’esprit de faction et l’émeute en permanence, ou la crainte, s’il y apercevait la possibilité d’un établissement solide et durable. De toutes manières, le triomphe com-