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placidité dans cette lointaine apparition des sommets déserts ! Voilà le rempart naturel qu’au besoin la France opposerait à l’invasion ; qu’il est majestueux sous son voile de brume rosée ! Les plaines immenses qui s’échelonnent jusqu’à la base semblent le contempler dans un muet recueillement.

Ici tout est calme, encore plus qu’aux bords de l’Indre. Les gens sont pourtant plus actifs et plus industrieux ; ils ont plus de routes et de commerce, mais ils sont plus sobres et plus graves. Le paysan vit de châtaignes et de cidre, il sait se passer de pain et de vin ; sa vache et son bœuf ne sont pas plus difficiles que son âne. Ils mangent ce qu’ils trouvent, et sont moins éprouvés par la sécheresse que nos bêtes habituées à la grasse prairie. Ce pays-ci n’attirera pas la convoitise de l’étranger. La nature lui sera revêche, si l’habitant ne lui est pas hostile.

Nous voici chez d’adorables amis, dans une vieille maison très commode et très propre, aussi bien, aussi heureux qu’on peut l’être par ces temps maudits. L’air est sain et vif, le soleil a tout dévoré, et le danger de famine est bien plus effrayant encore que chez nous. Ils n’ont pas eu d’orage, pas une goutte d’eau depuis six mois ! Deux beaux petits garçons jouent au soleil, sous de pauvres acacias dénudés, avec nos deux petites filles, charmées du changement de place, un petit âne d’un bon caractère, et un gros chien qui flaire les nouveau-venus d’un air nonchalant. Les enfans rient et gambadent, c’est un heureux petit monde à part qui ne s’inquiète et n s’attriste de rien. Au commencement de la guerre, nous ne voulions pas qu’on en parlât devant nos filles ; nous avions peur qu’elles n’eussent peur. Nous les retrouvons déjà acclimatées à cette atmosphère de désolation ; elles ont voyagé, elles ont fait une vingtaine de lieues ; elles parlent bataille, elles jouent aux Prussiens avec ce garçons, qui se font des fusils avec des tiges de roseau. C’est un jeu nouveau, une fiction, cela n’est pas arrivé, cela n’arrivera pas. Les enfans décidément ne connaissent pas la peur du réel.

22 septembre.

Chez nous, j’étais physiquement très malade. Étais-je sous l’influence de l’air empesté du pauvre Nohant ? Aujourd’hui je me sens guérie, mais le cœur ne reprend pas possession de lui-même. On avait naguère, dans la tranquillité de la vie retirée et studieuse, cette petite joie intérieure qui est comme le sentiment de l’état de santé de la conscience personnelle. Aujourd’hui il n’y a plus du tout de personnalité possible ; le devoir accompli, toujours aimé, mais impuissant au-delà d’une étroite limite, ne console plus de rien. Voici les temps de calamité sociale où tout être bien organisé sent frémir en soi les profondes racines de la solidarité humaine. Plus