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avait séparé de lui, bien près, hélas ! d’une famille à laquelle l’unissaient de tendres promesses, et qui, au lieu de conduire un fiancé à l’autel, a dû n’y accompagner que des restes inanimés. Il y a dans les souvenirs attachés désormais au nom d’Henri Regnault le double prestige d’un brillant talent disparu à son aurore et d’un sacrifice au devoir vaillamment accompli, quelque chose des regrets que nous inspire la fin prématurée de Marilhat, et du respect ému qui environne la mémoire du chevalier d’Assas. Pour raconter cette vie si courte et cette mort si noble, peu de paroles suffiront, mais encore faut-il qu’elles soient dites.

Alexandre-George-Henri Regnault, né à Paris le 30 octobre 1843, était le second fils d’un des membres les plus éminens de l’Académie des Sciences, M. Victor Regnault, professeur de physique au Collège de France et administrateur de la manufacture de Sèvres. Depuis plusieurs années déjà, le jeune peintre de l’Automédon, de la Judith et du portrait de Prim avait commencé d’attirer sur lui l’attention publique, sauf à la violenter quelque peu par certains côtés agressifs de sa manière, avant le moment encore bien rapproché de nous où une œuvre d’un charme et d’un mérite singuliers venait, sans violence cette fois, captiver les esprits les plus défavorablement prévenus et convaincre les plus incrédules. Ce n’est pas pourtant de l’époque où Regnault débutait au Salon, ni même de celle où il prenait part aux concours pour le prix de Rome que datent les premières preuves, les premiers essais au moins de son talent. Ceux-ci remontent à une date beaucoup plus éloignée, on dirait presque à l’âge où ses yeux purent discerner les formes des choses et ses doigts tenir un crayon ou un ébauchoir. À huit ans, il modelait en terre une petite étude de cheval que sa famille a conservée, et qui, dans ce salon du Collège de France où elle apparaissait naguère comme un gage des succès futurs, n’a plus maintenant que le caractère touchant d’un souvenir, la pieuse signification d’une relique. Un peu plus tard, au lycée Napoléon, il étonnait ses camarades par l’ardeur avec laquelle il prenait occasion de tout, de ses devoirs classiques comme des lectures faites à la dérobée, des récits de Salluste et de Tite-Live comme des contes d’Alfred de Musset, pour donner carrière à son imagination pittoresque et en fixer les inspirations dans des croquis qu’il distribuait ensuite autour de lui. Parfois même ses maîtres se trouvaient assez à l’improviste avoir part à ses libéralités, et devenaient ainsi les confidens involontaires d’un talent qu’ils n’avaient ni la mission de diriger en ce sens, ni l’intention de provoquer : témoin ce jour où son professeur d’histoire reçut en guise de composition écrite un grand dessin à la plume sur le sujet donné, la Mort de Vitellius, ou bien encore cette heure d’application apparente qui aboutissait à une image de la Bataille d’Arbelles, tracée par le jeune dessinateur pendant qu’un de ses condisciples traduisait à haute voix le texte de Quinte-Curce.

Rien de moins imprévu sans doute que de pareils détails, rien de plus