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lie à la terre par un contrat passé entre nous, chacun de nous s’appartient. — Le paysan comprend fort bien ; mais il ne veut pas qu’il en soit ainsi. Il ne veut pas être l’égal du maître, parce qu’il ne veut pas, sur l’échelon infime qu’il occupe, admettre un pouvoir égal au sien. Il prend la société pour un régiment où la consigne est de toutes les heures. Aussi se plie-t-il au régime militaire avec une prodigieuse facilité. Là où le bourgeois porte une notion de dévoûment à la patrie qui lui fait accepter les amertumes de l’esclavage, le paysan porte la croyance fataliste que l’homme est fait pour obéir. On s’assemble sur la place du village, on fait l’exercice avec quelques fusils de chasse et beaucoup de bâtons. Il y a là encore de beaux hommes qui seront pris par la prochaine levée et qui n’y croient pas encore. On sort du village, on apprend à marcher ensemble, à se taire dans les rangs, à se diviser, à se masser. L’un d’eux disait : Je n’ai pas peur des Prussiens.

— Alors, répond un voisin, tu es décidé à te battre ?

— Non. Pourquoi me battrais-je ?

— Pour te défendre. S’ils prennent ta vache, qu’est-ce que tu feras ?

— Rien. Ils ne me la prendront pas.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils n’en ont pas le droit.

Sancta simplicitas ! Toute la logique du paysan est dans cette notion du tien et du mien, qui lui paraît une loi de nature imprescriptible. Ils n’en ont pas le droit ! — Le mot, rapporté à table, nous a fait rire, puis je l’ai trouvé triste et profond. Le droit) cette convention humaine, qui devient une religion pour l’homme naïf, que la société méconnaît et bouleverse à chaque instant dans ses mouvemens politiques ! Quand viendra l’impôt forcé, l’impôt terrible, inévitable, des frais de guerre, tous ces paysans vont dire que l’état n’a pas le droit ! Quelle résistance je prévois, quelles colères, quels désespoirs au bout d’une année stérile ! Comment organiser une nation où le paysan ne comprend pas et domine la situation par le nombre ?

25 septembre.

S… veut nous arracher à la tristesse ; il nous fait voir le pays. La région qui entoure Saint-Loup est triste : les arbres, très nombreux, sont moitié plus petits et plus maigres que ceux du Berry, déjà plus petits de moitié que ceux de la Normandie. Ainsi on pourrait dire que la Creuse ne produit que des quarts d’arbres. Elle se rachète au point de vue du rapport par la quantité, et on appelle le territoire où nous sommes la Limagne de la Marche. Triste Limagne, sans grandeur et sans charme, manquant de belles