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produits notre école contemporaine. Ce qu’il n’est pas inutile de noter seulement, c’est, à côté de la libre véracité du peintre, une certaine dépendance et certaines préoccupations techniques aboutissant parfois à l’esprit de système ; c’est, même dans cette Salomé, même dans cette œuvre si directement inspirée par la nature, le témoignage de la docilité aux influences de l’art espagnol. À plus forte raison, en reconnaîtra-t-on l’empreinte dans d’autres travaux qui, par le sujet ou le type donné, semblaient mieux encore autoriser l’imitation, — dans un portrait de femme en costume castillan, exposé, comme celui du général Prim, au Salon de 1860, et très ouvertement, trop ouvertement même, renouvelé du goût et des procédés de Goya.

Suit-il de là que le talent de Regnault, tel qu’il apparaît à l’époque de son développement, n’ait en réalité qu’un éclat de reflet, une originalité de seconde main ? Rien ne serait moins juste qu’une pareille conclusion. Tout en faisant une part et, si l’on veut, une large part aux emprunts qui ont pu l’enrichir, on ne saurait le dépouiller de ce qui lui appartient en propre, lui refuser un instinct très personnel, très foncièrement moderne, de la physionomie caractéristique et imprévue des choses ou des races étrangères, de ce qui constitue en quelque sorte l’ethnographie pittoresque. Qui sait même ? En rapprochant ce talent des maîtres dont il semble s’être inspiré, peut-être serait-on aussi bien fondé à rendre ceux-ci responsables des imperfections qui le déparent que des qualités qui le recommandent. Si plusieurs œuvres qu’il a laissées, — la Judith en particulier, — rappellent certaines traditions défectueuses de l’école espagnole par quelque chose d’artificiel dans l’effet, d’un peu lâche dans l’ordonnance des lignes, de trop flottant dans les contours, est-ce à l’influence de l’art espagnol seulement, est-ce même à son influence qu’il convient d’attribuer cette finesse dans les intentions, cette expression de force ou de grâce intime, qui rachètent les indécisions du pinceau et en vivifient jusqu’aux négligences ? Nous le disions tout à l’heure, c’est en Espagne beaucoup plutôt qu’en Italie, c’est en demandant conseil à Velasquez de préférence à Raphaël que Regnault a réussi à se former une doctrine, à déterminer sa manière ; mais, lorsqu’il s’enquérait ou s’instruisait ainsi, il ne faisait qu’agir dans le sens de ses affinités naturelles, que travailler à prendre possession de lui-même, tout en se mettant sous le patronage d’autrui ; il ne voulait être, il n’a été en effet ni un imitateur servile, ni même un érudit simplement en humeur de ressusciter le passé, et l’on serait mal venu à lui imputer la manie de l’archaïsme.

La critique aurait le droit peut-être de lui adresser d’autres reproches et d’exprimer d’autres regrets. Elle pourrait au moins s’étonner de l’espèce d’indifférence où tout ce qui tient dans l’art à la grandeur ou à la beauté morale semble avoir laissé un esprit si élevé, si zélé d’ailleurs et si profondément sagace. Il lui appartiendrait, en raison même de l’insigne habileté dont le peintre a fait preuve, de se plaindre qu’il