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nirs avec autant de vivacité que de charme dans trois aquarelles appartenant aujourd’hui à M. Breton. Le 15 janvier encore, il achevait deux dessins pour une vente au profit des blessés, et le lendemain ces dessins, signés de son nom, étaient exposés au ministère de l’instruction publique ; trois jours plus tard, celui qui les avait faits n’existait plus.

C’est le 19 janvier 1871, un peu avant cinq heures du soir, qu’Henri Regnault tomba, mortellement frappé à la tête par une balle prussienne, à quelques pas de ce mur crénelé du parc de Buzenval au pied duquel a coulé le sang de tant d’autres victimes. Déjà, tout espoir d’enlever la position étant perdu, la retraite avait sonné, et le bataillon de marche dont Regnault faisait partie descendait la colline, opérant le mouvement prescrit. Seul, immobile et comme fixé au sol par un invincible besoin de résistance, l’intrépide jeune homme s’obstinait à refuser de suivre ses camarades. Un de ceux-ci court à lui, l’exhorte, le supplie de ne pas s’exposer à un danger désormais inutile, et reçoit pour toute réponse le serment de ne quitter la place qu’après avoir brûlé sa dernière cartouche. Le lendemain, à la même heure et à la même place, un de nos ambulanciers trouvait un cadavre, reconnaissable à ces mots écrits sur la doublure de la capote : « Regnault, peintre, fils de Regnault, de l’Institut, » et portant suspendu au cou un médaillon, cher et tendre souvenir qui fut aussitôt recueilli ; mais la fin de l’armistice consenti ce jour-là par les Prussiens ne permettant plus à des mains françaises d’enlever du champ de bataille le corps lui-même, il fallut que quatre jours s’écoulassent encore avant que ces tristes restes, transportés à Paris avec plusieurs centaines d’autres cadavres, fussent de nouveau reconnus et réclamés dans le cimetière du Père-Lachaise, où on les avait déposés. C’est là qu’un regard ami les découvrit à travers ses larmes ; c’est là qu’Henri Regnault fut retrouvé dans la mort par celui qui avait été le témoin le plus fidèle et le plus affectueux de sa vie, M. George Clairin, son ancien condisciple à l’École des Beaux-Arts, son inséparable compagnon dans ses voyages, et son frère d’armes.

Ainsi finit cette existence si courte, si sûrement destinée en apparence à la gloire, et qui, après en avoir reçu les premières promesses et vu briller les premiers rayons, devait ajouter le souvenir d’un acte héroïque aux souvenirs d’un beau talent. Quoi de moins surprenant d’ailleurs, quoi de plus naturel que cette alliance du courage moral et de la supériorité intellectuelle ? Et pourtant rien de moins rare que d’entendre les gens s’en étonner. Les anciens, on le sait de reste, employaient le même mot pour désigner la force de l’intelligence et la vertu : les inclinations de notre temps, aussi bien que notre vocabulaire moderne, établissent entre l’une et l’autre une distinction à peu près absolue, ou si l’on admet, le cas échéant, qu’un artiste ait pu se comporter dans la vie en homme de cœur, on a bientôt fait d’expliquer son énergie par quelque fantaisie fortuite, par quelque mouvement irréfléchi de l’ima-