Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/213

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chez une nation un véritable goût des choses de l’esprit. Ce goût, répandu jusque dans les plus humbles classes de la société, est entretenu par les nombreux journaux publiés dans la langue nationale, et surtout par les eisteddfodau, qui se célèbrent presque chaque année. On appelle de ce nom des fêtes littéraires qui, successivement tenues dans les différens comtés de la principauté, sont aux Gallois de nos jours à peu près ce que les jeux olympiques ou pythiques étaient aux anciens Grecs. Ces fêtes, auxquelles artisans, bourgeois et noblemen prennent une égale part et un égal intérêt, alimentent dans les âmes le culte des traditions, de la langue et de la musique nationales. Les Gallois, sans en excepter les hommes des plus basses classes, le paysan et l’ouvrier, trouvent à des concours de poésie ou de musique le même plaisir que leurs voisins d’Angleterre aux courses, aux combats de rats ou aux duels de boxeurs[1].

Il n’y a pas de peuple libre et vraiment instruit sans une littérature politique. Le premier journal en langue galloise parut en 1843. Aujourd’hui les Gallois possèdent dans leur langue une dizaine de journaux politiques, hebdomadaires ou bi-hebdomadaires, et une quinzaine de publications trimestrielles ou mensuelles, parmi lesquelles d’importantes revues. Ce nombre de publications est vraiment considérable relativement au chiffre peu élevé de la population galloise. La principauté compte environ 1,200,000 habitans ; mais il faut considérer qu’un tiers se compose d’Anglais fixés dans le pays ou de Gallois anglicisés qui ne parlent qu’anglais, un tiers peut être regardé comme bilingue, le dernier tiers ne parle et ne comprend que le gallois. C’est donc à une population d’environ 800,000 âmes que s’adressent en réalité ces publications ; à cette littérature périodique, il faut ajouter les œuvres d’histoire et d’imagination, soit originales, soit traduites de l’anglais, dont le nombre toujours croissant atteste l’amour de la lecture et le désir d’instruction qui règnent chez le peuple gallois. Instruit par ses journaux et tenu par eux au courant des événemens du jour, le paysan gallois n’est pas étranger à la politique de l’état auquel il appartient ; les questions qui s’agitent au parlement trouvent dans son esprit un terrain tout préparé, et il vote en connaissance de cause. J’ai eu occasion en 1868, lors des élections qui devaient renverser le ministère Disraeli, d’assister dans le pays de Galles à plusieurs meetings populaires, et j’ai pu y constater personnellement l’éducation politique que le peuple gallois doit à sa littérature et à sa presse nationales.

Le fidèle attachement que cette petite nation porte à sa langue témoigne d’un grand patriotisme, et il est beau de le retrouver partout où les nécessités de la vie matérielle poussent des émigrans gallois, non-seulement dans les grandes villes anglaises où les attire l’abondance du

  1. Le lecteur connaît les beaux vers écrits par M. de Lamartine à propos de l’eisteddfod d’Abergavenny en 1838, auquel assistaient quelques Bretons de France. Ces vers ont été reproduits dans les Recueillemens poétiques.