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le jour de sa naissance. C’est là où la politique proprement dite a égaré les chefs de parti. On s’est persuadé qu’en affranchissant la volonté humaine sans retard et sans précaution, on avait le peuple pour soi. Ç’a été le contraire. Retirer ce que vous avez donné serait lâche et de mauvaise foi, et puis le moyen ? « Essaie donc ! » dit tout bas Jacques Bonhomme.

C’est que Jacques Bonhomme sait voter à présent, et ce n’est pas nous qui avons eu l’art de le lui apprendre. On l’a enrégimenté par le honteux et coupable engin des candidatures officielles, et puis peu à peu il s’est passé de lisières ; il ne marche peut-être pas du bon côté, mais il marche avec ensemble et comme il l’entend. Il votait d’abord avec son maître, à présent il se soucie fort peu de l’opinion de son maître. Il a la sienne, et fait ce qu’il veut. Ce sera un grand spectacle lorsque, sortant des voies trompeuses et ne se trompant plus sur la couleur des phares, il avancera vers le but qui est le sien comme le nôtre. Aucun peuple libre ne saura voter comme le peuple de France, car déjà il est plus indépendant et plus absolu dans l’exercice de son droit que tout autre.

L’instrument créé par nous pour nous mener au progrès social est donc solide ; sa force est telle que nous ne pourrions plus y porter la main. Nous avons fait trop vite une grande chose ; elle est encore redoutable, parfois nuisible, mais elle existe et sa destinée est tracée, elle doit servir la vérité. Née d’un grand élan de nos âmes, elle est une création impérissable, et le jour où cette lourde machine aura mordu dans le rail, elle sera une locomotive admirable de rectitude, comme elle est déjà admirable de puissance, c’est alors qu’elle jouera dans l’histoire des peuples un rôle splendide, et fermera l’âge des révolutions violentes et des usurpations iniques. Tandis que l’imagination exaltée et la profonde sensibilité de la France, éternelles et incorrigibles, je l’espère, ouvriraient toujours de nouveaux horizons à son génie, Jacques Bonhomme, toujours patient, toujours prudent, s’approchant de l’urne avec son sourire de paternité narquoise, lui dira : « C’est trop tôt, ou c’est trop de projets à la fois ; nous verrons cela aux prochaines élections. Je ne dis pas non ; mais il ne me plaît pas encore. Vous êtes le cheval qui combat, je suis le bœuf qui laboure. » Il pourrait dire aussi et il dira quand il saura parler : « Vous êtes l’esprit, je suis le corps. Vous êtes le génie, la passion, l’avenir ; je suis de tous les temps, moi ; je suis le bon sens, la patience, la règle. Vouloir nous séparer, détruire l’un de nous au profit de l’autre, c’est nous tuer tous les deux. Où en seriez-vous, hommes de sentiment, représentans de l’idée, si vous parveniez à m’anéantir ? Vous vous arracheriez le pouvoir les uns aux autres ; vos républiques et vos monarchies seraient un enchaînement de guerres civiles où vous nous jetteriez