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digne de l’être, qui pendant tant d’années gouverna du fond de son fauteuil une partie de la société française. Dans le mouvement d’opinion auquel ce satan fut mêlé, il représente bien la fin d’un monde ; rien n’y annonce un monde nouveau, si ce n’est la certitude qu’une société se décompose et va mourir.

Quelle singulière existence que celle qui rappelle et résume devant nos yeux les traits de cette société atteinte profondément du mal qui l’emportera, et dont elle affecte de rire ! Nous ne raconterons pas cette vie ; notre but est uniquement d’en tirer la leçon qu’elle contient. Il est inutile pour cela de suivre la brillante marquise à travers les aventures variées d’un mariage mal assorti, d’une tentative de réconciliation qui n’eut que des suites ridicules, et d’une série de liaisons sans sérieux, commencées à tort et à travers, terminées de même, par où se marque chez elle une impuissance de passion aussi clairement qu’une absence totale de préjugés. En 1750, quand M. Du Deffand mourut, sa veuve, toute consolée d’avance, restait avec quelques débris de l’héritage du pauvre homme, comme elle l’appelait, et deux ou trois pensions obtenues on ne sait trop à quel titre, — une fortune modeste, mais convenable, qu’elle consacra entièrement aux frais du culte de l’esprit, aux soupers du dimanche et du lundi, devenus bientôt célèbres à Paris et dans l’Europe entière. Elle eut un salon, ce qui était l’ambition de toutes les femmes d’esprit de cette époque, et un salon particulièrement recherché, ce qui était la gloire. C’est au couvent de Saint-Joseph que se tint cette cour plénière de l’esprit parisien. Il y eut véritablement alors un ordre de Saint-Joseph, recruté parmi les plus brillans et les plus fins causeurs jusqu’au jour où Horace Walpole parut. De ce jour-là, l’ordre fut dissous ; il n’y eut plus qu’un personnage auquel tout fut sacrifié, et une foule de comparses et de figurans qui passaient sur la scène sans l’occuper, pour la remplir dans les intervalles. Les deux seuls incidens qui, jusqu’à l’apparition du héros, avaient rompu pendant seize années la monotonie agitée de cette vie de salon, avaient été le malheur trop prévu qui arrive à Mme Du Deffand de perdre la vue en 1754, et dix ans après sa rupture avec Mlle de Lespinasse, devenue sa rivale après avoir été longtemps sa dame de compagnie. En 1766, Walpole se montre ; il vient, il parle, il est vainqueur, et désormais tout l’intérêt se concentre sur lui. Cet intérêt fût devenu aisément de la passion ; mais c’était pour la marquise s’y prendre un peu tard. Elle avait soixante-six ans. On a souvent raconté ce singulier épisode de la vieillesse de Mme Du Deffand. On a expliqué comment cette amitié si vive était la revanche d’un cœur qui n’avait jamais aimé. On a exposé la physiologie de cette âme qui se révèle tout d’un coup