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cherche la conversation et les divertissemens que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir… Quand j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près… De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois, sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude est dans l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court. On n’en voudrait pas, s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse-penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche ; mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit… De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. »

Ces belles paroles de Pascal pourraient être placées au frontispice de cette correspondance. L’ennui dans le monde, ce serait le vrai titre de cette étude. Personne, durant un si long cours d’années, ne s’est plus sincèrement ennuyé que la marquise en faisant plus d’efforts pour échapper à sa destinée ; d’elle aussi on peut dire qu’elle a bâillé sa vie, comme plus tard Chateaubriand le dira de lui-même, bien qu’à vrai dire il n’y ait que des analogies superficielles entre ces deux formes de la tristesse : l’ennui de la société blasée du xviiie siècle, sans foi, sans idéal, et la mélancolie du commencement de ce siècle, celle de René, chez qui le doute se complique de véritables tourmens d’âme, de romanesque et de passion.

Si maintenant nous cherchons la raison de ce grand ennui dont la marquise souffrit toute sa vie, outre les causes générales et vraiment humaines que marque d’un trait profond l’analyse de Pascal, nous en trouverons une toute particulière et personnelle dans cette vie si stérilement agitée. Ce mal qui la dévore, c’est l’abus, l’excès de l’esprit. — Quelle erreur, cruelle pour soi et pour les autres, de penser que l’on puisse fonder sur l’esprit tout seul le bonheur ou même l’agrément d’une vie entière ! S’il ne s’y joint quelque intérêt supérieur qui nous force à nous occuper d’autre chose que de notre propre divertissement, c’est-à-dire encore de nous-mêmes, le châtiment de cet égoïsme intellectuel, si délicat, si raffiné qu’on le suppose, ne se fait pas attendre. : c’est le désenchantement irrémédiable des autres et de soi-même. En ne vivant que pour son esprit et par lui, on arrive peut-être à développer en soi une sagacité extraordinaire, une justesse de vues, une pénétration incomparables. Est-ce là un élément de bonheur ? Je ne le