Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tuait ce qu’on appelait au moyen âge un asile. « Si quelqu’un s’y réfugie, dit un vieux texte, celui qui l’y poursuivrait pour lui faire du mal commettrait un acte criminel. » Un autre texte dit que la cour « est aussi inviolable qu’une église. » N’est-il pas bien caractéristique que le lieu où le paysan est jugé et puni de ses fautes soit en même temps celui où il trouve un refuge contre toute violence ? L’idée de protection s’unit et se confond ici avec l’idée de justice.

Voici encore un autre trait de cette justice seigneuriale : ce n’est presque jamais le seigneur en personne qui juge. Suivant un usage presque universel, il délègue sa fonction à un agent qu’on appelle du nom de maire ou de prévôt. Or ce maire qui rend la justice au nom du seigneur n’est jamais un gentilhomme ; il est toujours un paysan. Il appartient à la même classe, à la même condition sociale, à la même profession que ceux qu’il doit juger. Il connaît leurs lois et leurs usages, leurs intérêts et leurs besoins. Il est de leur sang et de leur chair, il vit de leur vie. Ce maire est le représentant, il est vrai, l’homme d’affaires du seigneur ; mais dans beaucoup de villages ce sont les paysans eux-mêmes qui l’élisent, dans d’autres les paysans présentent une liste de deux ou trois candidats parmi lesquels le seigneur choisit. Ailleurs, si c’est le seigneur qui désigne, il faut que le maire soit agréé par les paysans. Dans quelques villages, tous les paysans un peu aisés doivent être maires à tour de rôle pendant une année ; dans d’autres enfin, la fonction de maire se transmet héréditairement et comme un fief du père au fils. À travers ces diversités, nous voyons un fait constant, c’est que le maire n’est pas à la merci du seigneur. Quoiqu’il le représente et soit son agent, il a toujours vis-à-vis de lui une certaine indépendance. En fait, il est l’homme des paysans au moins autant que l’homme du seigneur.

Du reste, ce maire ne juge pas seul. Suivant une expression que l’on rencontre sans cesse dans les actes du moyen âge, il « tient ses plaids. » Or le mot plaid suppose toujours une réunion d’hommes. Et de quels hommes se pourrait-il agir ici, sinon des paysans ? Nos préjugés sur le moyen âge sont si grands que nous éprouvons quelque peine à nous figurer les vilains siégeant en tribunal. Cependant les jurisconsultes de ce temps-là mentionnent souvent « les juges censiers, » les « juges coutumiers. » Ce sont là des vilains, et ces vilains réunis autour du maire rendent la justice. On pourrait citer une foule de chartes qui établissent cette vérité. « L’avoué (c’est le représentant de l’autorité seigneuriale), dit une de ces chartes, tiendra le plaid ; il redressera les torts d’après l’avis des juges pris sur les lieux et avec l’assentiment du peuple de l’en-