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chaque détenteur d’une parcelle de l’autorité s’érigeait en dictateur. Le gouvernement de Tours intervenait parfois par des décrets dans ce chaos, mais il n’avait pas le bras assez long pour faire exécuter ses volontés. Le héros de ces préfets remuans fut toujours celui de Marseille. Aidé de son conseil départemental, inspiré par les clubs du Musée ou de l’Alhambra, il prit un arrêté non-seulement pour dissoudre la congrégation des jésuites et en mettre les biens sous le séquestre, mais encore pour bannir de France, sous trois jours, tous les membres de cette corporation. Il supprima la Gazette du Midi, journal conservateur, parce que la populace s’était portée devant le bureau de cette feuille pour en briser les presses. Cet arrêté de M. Esquiros fit jurisprudence ; dans divers départemens, il trouva des imitateurs : des journaux furent officiellement supprimés à cause des manifestations hostiles qui s’étaient produites contre eux. C’est ainsi que M. César Bertholon se conduisit envers le Défenseur de Saint-Etienne, qui fut suspendu « jusqu’à ce que la justice de la république eût pu statuer sur les délits qui lui étaient attribués. » Dans le département du Nord, M. Testelin suspendait pour un mois le Mémorial de Lille, le Journal de Mâcon subissait les menaces de M. Frédéric Morin, qui le réduisait au silence. Dans l’ouest, de pareils faits se passaient presque sous les yeux du gouvernement, et cependant la délégation de Tours venait de faire un décret pour remettre au jury le jugement des délits de presse. M. Gambetta, qui venait de faire rendre la liberté au général Mazure et d’annuler l’impôt mis par le conseil municipal de Lyon sur les biens, meubles et immeubles, cassa solennellement l’arrêté de M. Esquiros sur la Gazette du Midi et la partie de l’arrêté du même préfet relative à l’expulsion de France, sous trois jours, des membres de la congrégation de Jésus ; mais le préfet de Marseille refusa de s’incliner devant ces décrets. Il maintint ses propres décisions, et offrit sa démission, qui fut acceptée ; seulement il ne fut pas possible à M. Marc Dufraisse, envoyé pour le remplacer, de s’installer à Marseille. M. Esquiros y conserva tous les pouvoirs.

L’arbitraire n’était pas borné au midi et aux grandes villes. M. Frédéric Morin, préfet de Saône-et-Loire, pour inviter les fonctionnaires publics à souscrire à l’emprunt du département, leur disait que « ceux qui, après avoir vécu de longues années des deniers de la nation, ne feraient rien pour elle à l’heure de la crise prouveraient qu’elle avait eu tort d’accepter leurs services, et l’inviteraient indirectement à s’en passer dorénavant. » Le préfet de Moulins révoquait en masse tous les agens-voyers et tous les juges de paix ; celui d’Agen cassait par un seul arrêté tous les gardes champêtres. Le préfet de la Haute-Loire trouvait un moyen original de jeter la terreur sur les maires de son département ; quand il n’était