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à fermer de leurs poitrines les énormes brèches faites à la patrie. L’intermède des guérillas était clos ; nous allions tenter de nouveau, avec une résolution qui par elle-même valait une victoire, les hasards décisifs et meurtriers de la grande guerre. De Lille à Tours, sur chaque point de ce vaste demi-cercle qui enserrait et déjà refoulait l’ennemi, tout respirait, non l’abattement et la ruine, mais l’ardeur des préparatifs et l’animation d’une campagne sérieuse.

À cette époque, l’armée presque seule voyageait. D’immenses convois emportaient dans une indescriptible mêlée des soldats de toute origine et de tout uniforme, et si l’agrément était médiocre de passer quarante-huit heures dans un wagon de 3e classe regorgeant d’hommes, d’équipemens et d’armes, plein de cris, de chants et de fumée, une fois qu’on avait pris son parti de l’aventure et qu’on s’accommodait aux circonstances, il y avait là pour un observateur et pour un patriote plus d’un dédommagement. Comme on le pense bien, la belle humeur, la verve guerrière abondait ; ni l’hiver, déjà sensible à ces braves gens si peu vêtus, ni la légende de nos désastres, ni la chute de Metz, rien n’avait amorti chez eux la pétulante vivacité de l’esprit français. Par ces fraîches matinées de novembre, leur gaîté alerte jetait ses notes bruyantes et ses refrains belliqueux le long du chemin rapide, à travers les plaines blanchies par le givre, au milieu des villageois manceaux et normands ; qui suivaient d’un œil étonné ces fuyantes et joyeuses apparitions de la patrie en armes. Tours, où je séjournai et où j’entendis crier en débarquant le décret sur la levée en masse, me fit voir un caravansérail civil et militaire. Les fantaisies les plus bizarres du costume ; les parures les plus originales du courage individuel affranchi de l’étiquette, les importances affairées, chamarrées, panachées ou débraillées, la colonie flottante et sans cesse renouvelée d’une capitale d’occasion, des milliers de têtes énergiques et fiévreuses en képi, en turban, en béret, en plumes de coq, s’agitaient, défilaient, s’étalaient, se heurtaient dans un va-et-vient perpétuel.

Entre cette France encore debout qui se redressait dans un patriotisme exalté, dans un suprême espoir pour une lutte à outrance, et cette autre partie de notre pays déjà saisie par l’étranger, morne et captive sous l’étreinte du plus fort, quel contraste ! Aussi n’était-ce pas sans un saisissement de curiosité douloureuse qu’arrivé au point de jonction des lignes du centre et de la ligne de Lyon, je franchis un matin, à l’aube du jour, le camp retranché de Chagny, muni de canons, étincelant d’armes, hérissé de barricades, retentissant des apprêts les plus énergiques de la défense, pour mettre le pied sur le sol à moitié envahi de la Bourgogne. En quel état allais-je retrouver ces villes aimables et libérales, cette Côte-d’Or si florissante, ces populations laborieuses que j’avais quittées dans l’éclat