Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/39

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le laisser où l’a mis son prédécesseur, c’est-à-dire dans un passage où personne ne lui dira rien. En attendant, ce portrait n’est pas placé dans la direction de ma chambre, et je referme la porte entre lui et moi. La troisième porte conduit à l’escalier en vis qui remplit la tour pentagonale. La quatrième donne sur la salle à manger ; la cinquième mène à la chambre de mon fils. Me voilà stupéfaite, cherchant une sixième porte dont je ne devine pas l’emplacement et qui doit être la mienne. Le château serait-il enchanté ? Après bien des pas perdus dans cette grande salle, je découvre enfin une porte invraisemblablement placée dans la boiserie sur un des Paris de la profonde embrasure d’une fenêtre, et je me réintègre dans mon appartement sans autre aventure.

À neuf heures, on déjeune avec Nadaud, que Sigismond a été chercher dès sept heures au débarcadère de La Vaufranche. Je l’avais vu, il y a quelques années, lors d’un voyage qu’il fit en France. Il a vieilli, ses cheveux et sa barbe ont blanchi, mais il est encore robuste. C’est un ancien maçon, élevé comme tous les ouvriers, mais doué d’une remarquable intelligence. Doux, grave et ferme, exempt de toute mauvaise passion, il fut élu en 1848 à la constituante par ses compatriotes de la Creuse. En Berry, comme partout, ce que l’on dédaigne le plus, c’est le voisin. Aussi a-t-on fort mauvaise opinion chez nous du Marchois. On l’accuse d’être avide et trompeur ; mais on reconnaît que, quand il est bon et sincère, il ne l’est pas à demi. Nadaud est un bon dans toute la force du mot. Exilé en 1852, il passa en Angleterre, où il essaya de reprendre la truelle ; mais les maçons anglais lui firent mauvais accueil et lui surent méchant gré de proscrire de ses habitudes l’ivresse et le pugilat. Ils se méfièrent de cet homme sobre, recueilli dans un silence modeste, dont ils ne comprenaient d’ailleurs pas la langue. Ils comprenaient encore moins le rôle qu’il avait joué en France ; ils lui eussent volontiers cherché querelle. Il se retira dans une petite chambre pour apprendre l’anglais tout seul. Il l’apprit si bien qu’en peu de temps il le parla comme sa propre langue, et ouvrit des cours d’histoire et de littérature française en anglais, s’instruisant, se faisant érudit, critique et philosophe avec une rapidité d’intuition et un acharnement de travail extraordinaires chez un homme déjà mûr. Sa dignité intérieure rayonne doucement dans ses manières, qui sont celles d’un vrai gentleman. Il ne dit pas un mot, il n’a pas une pensée qui soient entachés d’orgueil ou de vanité, de haine ou de ressentiment, d’ambition ou de jalousie. Il est naïf comme les gens sincères, absolu comme les gens convaincus. On peut le prendre pour un enfant quand il interroge, on sent revenir la supériorité de nature quand il répond. Il était arrivé d’Angleterre en habit de professeur : il a