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que dans six mois nous serons à Berlin ; peut-être s’imaginent-ils que nous y sommes déjà. Pourtant, comme ils disent tous la même chose, dans les mêmes termes, cela ressemble à un mot d’ordre de parti plus qu’à une illusion. Ériger l’illusion en devoir, c’est entendre singulièrement le patriotisme et l’amour de l’humanité. Je ne me crois pas forcée de jouer la comédie de l’espérance, et je plains ceux qui la jouent de bonne foi ; ils auront un dur réveil.

Il serait curieux de savoir par quelle fraction du parti républicain nous sommes gouvernés en ce moment, en d’autres termes à quel parti appartient la dictature des provinces. MM. Crémieux et Glais-Bizoin se sont renfermés jusqu’à présent dans leur rôle de ministres ; je ne les crois pas disposés à d’autres usurpations de pouvoir que celles qui leur seraient imposées par le gouvernement de Paris. Or le gouvernement de Paris paraît très pressé de se débarrasser de son autorité pour en appeler à celle du pays. Malgré les fautes commises, — l’abandon téméraire des négociations de paix en temps utile, le timide ajournement des élections à l’heure favorable, — on voit percer dans tout ce que l’on sait de sa conduite le sentiment du désintéressement personnel, la crainte de s’ériger en dictateur et d’engager l’avenir. La faiblesse que semblent lui reprocher les Parisiens, exaltés par le malheur, est probablement la forme que revêt le profond dégoût d’une trop lourde responsabilité, peut-être aussi une terreur scrupuleuse en face des déchiremens que pourrait provoquer une autorité plus accusée. A Bordeaux, il n’en est plus de même. Un homme sans lassitude et sans scrupule dispose de la France. C’est un honnête homme et un homme convaincu, nous le croyons ; mais il est jeune, sans expérience, sans aucune science politique ou militaire : l’activité ne supplée pas à la science de l’organisation. On ne peut mieux le définir qu’en disant que c’est un tempérament révolutionnaire. Ce n’est pas assez ; toutes les mesures prises par lui sont la preuve d’un manque de jugement qui fait avorter ses efforts et ses intentions.

Ce manque de jugement explique l’absence d’appréciation de soi-même. C’est un grand malheur de se croire propre à une tâche démesurée, quand on eût pu remplir d’une manière utile et brillante un moindre rôle. Il y a eu là un de ces enivremens subits que produisent les crises révolutionnaires, un de ces funestes hasards de situation que subissent les nations mortellement frappées, et qui leur portent le dernier coup ; mais à quel parti se rattache ce jeune aventurier politique ? Si je ne me trompe, il n’appartient à aucun, ce qui est une preuve d’intelligence et aussi une preuve d’ambition. Il a donné sa confiance, les fonctions publiques et, ce qui est plus grave, les affaires du pays à tous ceux qui sont venus s’offrir, les