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blesses paternelles. » La Bastie se plaignit amèrement ; il en voulait surtout à « ce faquin » d’Argelati, qui s’était permis de lui répondre avec impertinence. « L’éloignement, disait-il, nourrit l’insolence de ce libraire. Si nous étions à portée, ses épaules pourraient lui démanger. Dieu le préserve que les troupes françaises rentrent en Italie ! Je lui enverrais une volée de coups de bâton par lettre de change qui serait payée à vue. C’est toute la réponse qu’il peut jamais attendre de moi. » Quant à Muratori, il ne se gênait pas pour déclarer que sa collection d’inscriptions n’était qu’un misérable recueil de paperasses, et, parlant de lui et de Montfaucon, il les appelait « des compilateurs qui travaillent plus du poignet que de la tête. »

Séguier formait avec son ami le plus parfait contraste. Il n’avait pas ses défauts ; il manquait aussi de ses qualités. Ce n’était pas un esprit aussi original, et ses lettres sont loin d’avoir la même verve et le même relief. Autant La Bastie était vif, emporté, prévenu de lui-même, autant Séguier était sage, modeste, réservé. Loin de vouloir tirer vanité de ses travaux, il semblait uniquement occupé d’en atténuer le mérite. « Le pays de l’antiquité est vaste, écrivait-il à ceux qui l’en félicitaient, on peut toujours y faire quelque découverte. » En donnant à l’un de ses amis le sens d’une inscription hébraïque, il s’empressait de lui dire : « Ne me croyez pas un grand docteur ; le plus petit écolier de la juiverie l’aurait expliquée tout comme moi. » Quoiqu’il fût le fils d’un siècle en révolte avec le passé, il défendait volontiers les traditions et répugnait aux nouveautés. Les belles découvertes de Franklin sur l’électricité le trouvèrent d’abord assez incrédule. Dans la botanique, il s’obstina longtemps à rester fidèle à la méthode de Tournefort. « J’ai lu un de ces jours, écrivait-il au médecin Allione, dans une dissertation d’un partisan de Linné que les plantes souffrent des engelures comme les hommes. On leur donne tous les attributs de l’humanité, à l’exception de l’âme immortelle, mais cela viendra. » En tout, il était prudent, craintif par nature et par principe, ennemi de toutes les affirmations hasardées. Après avoir raconté à La Bastie que le savant Graverol fut un jour visité par un prêtre habillé à l’espagnole qui disparut tout d’un coup au coin d’une rue, et que, convaincu qu’il venait de voir le diable, il rentra chez lui très malade et faillit mourir de peur, Séguier ajoute avec un sérieux incroyable : « tout homme de bon sens doit penser que c’est une fable. Une conversation de trois ou quatre heures avec le diable est un événement fort extraordinaire et peut-être la chose la plus rare dont on puisse entendre parler. » Un homme si réservé et qui craignait tant de se compromettre ne devait pas être disposé à tenter beaucoup d’aven-