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la Pologne, sont là pour attester son insatiable besoin d’agrandissement. Les peuples disparaissaient les uns après les autres sous la puissante main de la Russie, si une défaite, dont la loi même se trouve annulée depuis nos désastres, n’était venue mettre un terme à ses envahissemens.

Mais sa défaite lui tint lieu de victoire, phénomène qui n’est pas rare dans l’histoire des peuples. Battue sur son propre territoire, elle se replia sur elle-même pour « se recueillir ; » elle remonta aux causes de sa faiblesse relative, et comprit que les élémens de la force ne se trouvent pas seulement dans le nombre. Elle passa en revue toutes ses institutions fondamentales, et résolut, sinon de leur faire subir une refonte générale, au moins de les modifier autant que le permettrait le tempérament de la nation. La mort prématurée de l’empereur Nicolas, enlevé par la maladie à l’âge de cinquante-huit ans, facilita ce travail. Nicolas avait entrevu cependant la nécessité de relever le peuple de l’état où il languissait depuis des siècles, et d’opérer de grandes réformes dans son gouvernement. Il avait même ordonné des études à ce sujet ; mais son caractère altier, inflexible, s’opposait à ce qu’il fît aucune concession. Il était trop plein du mandat divin dont il se croyait investi, pour chercher à diminuer la distance entre lui et ses sujets, et aborder d’une manière sérieuse la réforme des abus que l’église couvrait de sa responsabilité. D’ailleurs, au moment de sa mort, Sébastopol résistait encore ; l’épreuve n’était pas consommée. C’est son fils qui devait recevoir la grande leçon et la mettre à profit.

Libre de tout engagement, animé des plus nobles intentions, intelligent, travailleur, appelé depuis longtemps par son père à prendre part aux délibérations du conseil, le tsarowitz Alexandre était déjà rompu au maniement des affaires publiques. Il avait dans ses voyages étudié les civilisations étrangères, et pouvait mesurer exactement toute la distance qui les séparait de celle de son pays. C’est avec ces qualités et le ferme désir de les consacrer au bien de son peuple qu’il monta sur le trône de toutes les Russies le 2 mars 1855. Le moment était des plus graves et l’avenir des plus sombres. Son père lui léguait une guerre avec les deux plus grandes puissances occidentales, guerre qu’il n’avait pas approuvée en principe, mais que l’honneur national lui faisait un devoir de poursuivre avec vigueur. Le pays était accablé d’impôts, des levées considérables d’hommes avaient diminué la population, le commerce était ou suspendu, ou anéanti, et, malgré un déploiement de forces considérable, malgré des efforts prodigieux, Sébastopol tomba au pouvoir des alliés. Avec cette forteresse, s’écroulèrent la puissance de la Russie vis-à-vis de l’Europe et le prestige de ses armes. Sa marine était abattue, et son armée détruite autant par suite des fatigues