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esclaves, les bourgeois se virent enlever leurs franchises et les nobles leurs privilèges. Fédor fit brûler en 1682 tous les titres de la noblesse. « Aucun homme n’est noble dans mon empire, disait son frère Pierre le Grand, à moins que je ne le fasse tel. » Paul allait plus loin. « Ce n’est qu’au moment même où je lui parle, disait-il, qu’un homme est noble ! »

Les gouverneurs de province, nommés par les tsars, imitèrent en tout point leurs maîtres. Ils ne reconnaissaient d’autres lois que leur bon plaisir, et pressuraient les arrondissemens qu’ils avaient mandat d’administrer. Cet odieux système, voilé autant qu’il était possible aux yeux de l’Europe tantôt par une phraséologie captieuse, tantôt par ces proclamations empreintes d’un patriotisme mystique qui éblouit facilement le peuple, a existé jusqu’à nos jours. Nicolas se servit avec peu de modération de cette autocratie sans limite, et même en bien des circonstances il la replaça au point où elle se trouvait avant Pierre Ier. L’élément tartare entrait pour une large part dans la personnalité de Nicolas. Il faisait peu de cas des sciences et des arts de l’Occident, la presse lui inspirait de l’horreur, tout progrès de la civilisation lui était suspect : s’il eût pu arrêter les chemins de fer aux frontières de son empire, il l’aurait fait. Il aurait voulu isoler la Russie, la soustraire à toute action extérieure, l’entourer d’un cordon sanitaire pour que la contagion des idées libérales ne pût y pénétrer. Il exigeait des garanties de ceux qui sortaient, et il suscitait mille difficultés à ceux qui entraient. Il cherchait à pétrifier les institutions, à stéréotyper les coutumes ; il voulait être tout : l’état, l’église, l’armée, se personnifiaient en lui. Sa cour avait l’apparence d’un camp, il aimait l’uniforme, et en jeta un sur les étudians ; le corps enseignant semblait être une division de l’armée. Ce gouvernement était mongol, il n’était pas slavon. Nicolas est le dernier empereur asiatique, le dernier khan européen.

S’il eût vécu, aurait-il compris le vide d’un système qui faisait du plus immense empire la plus faible des nations ? L’Europe civilisée se levait contre lui, son peuple n’était pas avec lui. Sa police, ses fonctionnaires, ses gouverneurs, auraient pu lui apprendre, s’ils l’avaient osé, que des foyers d’opposition existaient dans tous les coins de la Russie, que les serfs, les vieux croyans, tous les dissidens abhorraient son gouvernement comme indigne du XIXe siècle. Il paraît qu’avant de mourir il entrevit l’état réel des choses : il reconnut l’incurable faiblesse de sa politique, et engagea son fils à en adopter une nouvelle, à travailler à l’amélioration du sort de son peuple et surtout à l’émancipation des serfs.