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LES


RÊVES DE GILBERTE




I.

Eût-elle vécu cent années, Gilberte n’eût jamais rien oublié des circonstances qui marquèrent son départ du château de La Marnière, où elle avait passé les premiers temps de son enfance. Ce souvenir restait debout dans son esprit, au milieu des choses effacées, comme un bloc de granit dans une lande ; il dominait tout. Elle n’y pensait pas sans un frémissement. C’était un soir, en hiver, il avait neigé tout le jour. Son père était au château depuis vingt-quatre heures. Il y arrivait comme un tourbillon, et en partait comme un boulet. Gilberte entendait toujours dans son oreille le galop des chevaux de poste qui l’amenaient et l’emportaient. Toute petite, c’était pour elle une distraction. Plus grande, elle s’étonnait de ne pas voir plus souvent auprès d’elle celui qui avait si mal veillé sur son berceau. Elle en demandait alors les motifs à sa mère, qui ne répondait pas. Ce soir-là, Mme  de Villepreux n’avait pas quitté son appartement, où elle avait eu un long entretien avec le voyageur. Gilberte ne l’avait aperçu qu’en passant. Elle était bientôt retournée dans le jardin, où elle faisait des boules de neige et jetait des miettes de pain à des bandes d’oiseaux ébouriffés. On vint l’avertir que son père l’attendait. Elle monta en courant dans la chambre où elle l’avait laissé. La nuit se faisait, épaissie par l’obscurité du ciel. La grande pièce où Gilberte entra d’un bond était presque noire ; un reste de feu s’éteignait dans la cheminée ; à la lueur des tisons, elle cherchait sa mère, lorsqu’elle se sentit tout à coup enlevée par deux bras vigoureux, et embrassée sur les deux joues. Elle reconnut son père à la clarté d’un jet de flamme ; il portait un vêtement ample, tout garni de fourrures, sur lesquelles elle passa ses petites mains.

— Tu t’en vas ? dit-elle.