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quer aux autres. Après eux et comme eux, Sénèque conserve le fonds de la sagesse antique ; il la rajeunit seulement par la façon dont il la présente, et cette façon, on le voit par ses aveux, était celle même qu’employaient déjà, que lui avaient enseignée Sextius, Attale et Fabianus. Ce n’est donc pas, comme on l’a prétendu, une sorte de génie isolé, et il n’est pas nécessaire de se mettre pour lui en quête d’une famille. De Cicéron jusqu’à lui, la philosophie romaine forme une chaîne non interrompue ; il en est le dernier anneau. Nous saisissons à tout moment les liens qui l’unissent à ses prédécesseurs ; tout se comprend, tout s’éclaircit dans ses ouvrages, quand on replace devant lui la série de ceux dont il a recueilli et résumé les travaux. On peut dire que nous possédons sa généalogie véritable, et il n’est pas besoin de le détacher de ces maîtres, dont il est l’héritier naturel, pour lui chercher ailleurs des origines incertaines.


IV.

Ce n’est pas assez d’avoir établi que Sénèque est le fils légitime de la philosophie ; il faut aller plus loin. On a fait voir qu’il n’était pas chrétien, et je ne crois pas qu’il puisse rester de doutes à cet égard ; mais n’était-ce pas au moins un de ces amis inconnus, l’un de ces précurseurs qui frayèrent le chemin au christianisme, qui l’aidèrent à leur insu à s’emparer du monde, et auxquels il ne manqua, pour embrasser la religion nouvelle, que de pouvoir la connaître ? Parmi ceux qui semblèrent ainsi la prévoir et la préparer, on place ordinairement Virgile. Une prose qui se chantait dans l’église de Mantoue le jour de la fête de saint Paul nous a conservé à ce sujet le souvenir d’une légende touchante. On y racontait que l’apôtre avait visité le tombeau de Virgile en passant à Naples. Il s’arrêta devant le mausolée, et versa sur la pierre une rosée de larmes pieuses. « Quel homme j’aurais fait de toi, dit-il, si je t’avais trouvé vivant, ô le plus grand. des poètes ! » La légende ne se trompait pas ; Virgile fut en effet une des âmes les plus chrétiennes du paganisme. Cette défiance de soi, cette tristesse résignée, cette sympathie pour le faible et pour l’opprimé, ce sentiment profond de l’impuissance humaine, ce regard tourné vers le ciel dans toutes les disgrâces, tout indique que c’était une conquête promise d’avance à l’Évangile, et que le hasard de sa naissance l’a seul empêché d’être chrétien. En est-il de même de Sénèque ? Peut-on le mettre, comme Virgile, parmi les prédestinés de la religion du Christ ? La question mérite d’être examinée.

Il est sûr que par un certain côté les écrits de Sénèque ne furent pas inutiles au succès du christianisme. Une révolution qui change