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— Avez-vous entendu tout ce que nous avons dit ? demanda René d’un air d’inquiétude.

— Oh ! non.

— Ah ! fit-il avec un grand soupir.

— Des mots par-ci par-là, des rires surtout ! Quel plaisir peut-on trouver à rire tant que ça ?

René haussa les épaules. — Quand je n’y suis plus, je n’en sais rien, fit-il ; mais, quand l’occasion, revient, je recommence.

— Eh bien ! c’est justement pour que vous ne recommenciez plus que je suis ici.

— Grosse affaire, s’écria René, qui regarda Gilberte avec l’expression d’un étonnement joyeux.

— Vous êtes sur une mauvaise pente, reprit-elle d’un air tranquille, je me reprocherais comme une vilaine action de vous y laisser glisser plus longtemps. Quand je vous ai aperçu dans cette calèche avec des personnes dont les manières ne ressemblaient à rien de ce que j’ai pu voir dans le monde, surtout quand j’ai vu que vous partiez tous ensemble comme une bande d’écoliers, bien des choses me sont revenues. J’ai compris que vous étiez en grand péril, et qu’il fallait à tout prix vous en tirer.

— Et c’est vous qui prétendez vous charger de ce soin ?

— Oui, moi !

René partit cette fois d’un grand éclat de rire. Les yeux de Gilberte devinrent humides tout à coup ; mais, sans baisser les paupières : — C’est mal de rire quand je vous parle sérieusement et dans, votre intérêt, reprit-elle.

— Pardonnez-moi, ma chère Gilberte ; mais c’est qu’aussi vous me dites des choses grosses comme des maisons ! On n’a jamais ouï parler de mentor de vingt ans et de votre figure. Il est clair que je suis dans une triste voie, j’aurais mauvaise grâce à m’en défendre, je vous dirai même, si cela peut vous plaire, que je le sais mieux que vous ne pouvez le supposer. J’enrage de m’y laisser glisser, à cause de ma pauvre chère grand’mère surtout qui se désole, et je prends souvent à part moi les plus belles résolutions ; mais où sont les neiges d’antan ? À la moindre alerte, je retourne à mes habitudes. C’est ce qui est arrivé hier, et c’est peut-être ce qui arrivera demain. Voyons, à quel propos tout cela ? Que vous prend-il de vouloir me sauver, qui vous pousse à vous mêler de choses que j’aurais dû vous cacher avec plus de soin, et dans lesquelles je me reproche d’avoir laissé pénétrer votre pensée ? Pourquoi êtes-vous ici, dans cette même place qui me paraît souillée et dont je voudrais écarter vos pieds ? Pourquoi m’y avoir appelé ?

— Parce que je vous aime.