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il ajouta : — J’imagine que vous ne venez pas chez lui sur les minuit sans qu’il vous en ait priée ?

Francia n’avait pas l’ignorance de l’innocence. Elle avait sa chasteté relative, très grande encore, puisqu’elle rougit et se sentit humiliée du rôle qu’on lui attribuait ; mais elle comprit fort bien, et accepta cet abaissement pour réussir à voir celui qu’elle voulait intéresser à son frère. — Oui, oui, dit-elle, il m’a priée de l’attendre, et vous voyez que le cosaque me connaît bien, puisqu’il m’a fait entrer.

— Ce ne serait pas une raison, reprit Valentin ; il est si simple ! Mais je vois bien que vous êtes une aimable enfant. Faites un somme, si vous voulez, sur ce bon fauteuil ; moi, je vais vous donner l’exemple : j’ai tant rangé aujourd’hui que je suis un peu las. — Et, s’étendant sur un autre fauteuil avec un soupir de béatitude, il ramena sur ses maigres jambes frileuses, chaussées de bas de soie, la pelisse fourrée du prince, et tomba dans une douce somnolence.

Francia n’avait pas le loisir de s’étonner des manières de ce personnage poliment familier. Elle ne regardait rien que la pendule, et comptait les secondes aux battemens de son cœur. Elle ne voyait pas la richesse galante de l’appartement, les figurines de marbre et les tableaux représentant des scènes de volupté ; tout lui était indifférent, pourvu que Mourzakine arrivât vite.

Il arriva enfin. Il y avait longtemps que le cocher de Francia avait fait ce raisonnement philosophique, qu’il valait mieux perdre le prix d’une course que de manquer l’occasion d’en faire deux ou trois. En conséquence, il était retourné aux boulevards sans s’inquiéter de sa pratique. Mourzakine ne fut donc pas averti par la présence d’une voiture à sa porte, et sa surprise fut grande quand il trouva Francia chez lui. Valentin, qui, au coup de sonnette, s’était levé, avait soigneusement épousseté la pelisse et s’était porté à sa rencontre, vit son étonnement, et lui dit comme pour s’excuser : — Elle prétend que votre excellence l’a mandée chez elle, j’ai cru…

— C’est bien, c’est bien, répondit Mourzakine, vous pouvez vous retirer.

— Oh ! le cosaque peut rester, dit vivement Francia en voyant que Mozdar se disposait aussi à partir. Je ne veux pas vous importuner longtemps, mon prince. Ah ! mon bon prince, pardonnez-moi ; mais il faut que vous me donniez un mot, un tout petit mot pour quelque officier de service sur les boulevards, afin qu’on me rende mon frère qu’ils ont arrêté.

— Qui l’a arrêté ?

— Des Russes, mon bon prince ; faites-le mettre en liberté bien vite !