Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 93.djvu/33

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une beauté incomparable. Il en est fort épris, — Bien, tant mieux pour lui ! dira le père, qui est encore jeune, et qui aime les femmes avec candeur. Demain il se souviendra, et il demandera le soir à mon oncle : Eh bien ! ton neveu est-il heureux ? — Probablement, répondra le comte. Et il ne manquera pas de lui faire remarquer M. le marquis de Thièvre dans quelque salon de l’hôtel Talleyrand. Il lui dira : « Pendant que le mari fait ici de la politique et aspire à vous faire sa cour, mon neveu fait la cour à sa femme et passe agréablement ses arrêts… »

— Assez ! dit la marquise en se levant avec dépit ; mon mari sera noté comme ridicule, il jouera peut-être un rôle odieux. Vous ne pouvez pas rester une heure de plus chez moi, mon cousin !

Le trait avait porté plus profondément que ne le voulait Mourzakine, la marquise sonnait pour annoncer à ses gens le départ du prince russe, mais il ne se démonta pas pour si peu. — Vous avez raison, ma cousine, dit-il avec une émotion profonde. Il faut que je vous dise adieu pour jamais ; soyez sûre que j’emporterai votre image dans mon cœur au fond des mines de la Sibérie.

— Que parlez-vous de Sibérie ? Pourquoi ?

— Pour avoir levé mes arrêts, je n’aurai certes pas moins !

— Ah çà ! c’est donc quelque chose d’atroce que votre pays ! Restez, restez ;… je ne veux pas vous perdre. Louis, dit-elle au domestique appelé par la sonnette, emportez ces fleurs qui m’incommodent.

Et, dès qu’il fut sorti, elle ajouta : — Vous resterez, mon cousin, mais vous me direz comment il faut agir pour nous préserver, vous et moi, de la rancune de votre grand magot d’oncle. En conscience, je ne peux pas être sérieusement aimable avec lui, je le déteste !

— Soyez aimable comme une femme vertueuse qu’aucune séduction ne peut émouvoir ou compromettre. Les hommes comme lui n’en veulent pas à la vertu. Ils ne sont pas jaloux d’elle. Persuadez-lui qu’il n’a pas de rival. Sacrifiez-moi, dites-lui du mal de moi, raillez-moi devant lui.

— Vous souffririez cela ! dit la marquise, frappée de la platitude de ces nuances de caractère qu’elle ne saisissait pas.

Il lui prit alors un dégoût réel, et elle ajouta : — Cousin, je ferai tout ce qui pourra vous être utile, excepté cela. Je dirai tout simplement à votre oncle que vous ne me plaisez ni l’un ni l’autre… Pardon ! il faut que j’aille m’habiller un peu, c’est l’heure où je reçois.

Et elle sortit sans attendre de réponse. — Je l’ai blessée, se dit Mourzakine. Elle croit que, par politique, je renonce à lui plaire. Elle me prend pour un enfant parce qu’elle est une enfant elle-