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plus. Ce qui lui restait d’âme s’envolait au loin vers une petite maison au bord d’un large fleuve. Il voyait des prairies, des troupeaux ; il reconnut le premier cheval qu’il avait monté, et se vit dessus. Il entendit une voix qui lui criait : prends garde, enfant ! C’était celle de sa mère. Le cheval s’abattit, la vision s’évanouit, le fils de Diomède ne vit et n’entendit plus rien : il était mort.

À l’heure où il avait l’habitude de s’éveiller, Mozdar entra chez lui, le crut endormi encore profondément, et l’appela à plusieurs reprises son petit père ! N’obtenant pas de réponse, il alla ouvrir les persiennes, et vit des taches rouges sur le lit. Il y en avait très peu, la blessure n’avait presque pas saigné, le poignard était resté dans la poitrine, enfoncé peu profondément ; mais il avait atteint la région où la vie s’élabore et se renouvelle. Il y avait un étouffement rapide sans convulsion d’agonie. Le visage, calme, était admirable.

Aux cris et aux sanglots du cosaque, Valentin accourut. Il envoya chercher la police et le docteur Faure. En attendant, il examina toutes choses. Par un hasard presque miraculeux, car à coup sûr elle n’avait songé à rien, Francia n’avait laissé aucune trace de sa courte présence dans la maison et dans le jardin. La terre était sèche, il n’y avait pas la moindre empreinte. La clé de la grille était dans la serrure où Valentin se souvenait de l’avoir laissée. Mozdar jurait que personne n’avait pu passer dans le vestibule sans qu’il l’eût entendu. Le docteur Faure examina avec un autre chirurgien la blessure, et en dressa procès-verbal. Son confrère conclut au suicide. Quant à lui, il n’y crut pas, et ne voulut pas conclure. Il songea à Francia, et ne la nomma point. Il n’était pas chargé de rechercher les faits : il se retira en pensant que cette petite avait plus d’énergie qu’il ne lui en avait supposé.

Valentin, qui craignait beaucoup d’être accusé, vit avec plaisir les soupçons se porter sur le pauvre Mozdar, qui était une excellente bête féroce apprivoisée, et qui pleurait à fendre l’âme. Le comte Ogokskoï, appelé en toute hâte, vint pleurer aussi sur son neveu, et son chagrin fut aussi sincère que possible chez un courtisan. Il fit arrêter Mozdar pour la forme ; mais, quand il eut délibéré militairement sur son sort, il le disculpa, et déclara que son pauvre neveu avait eu un chagrin d’amour qui l’avait porté à se donner la mort. Il ne s’accusa pas tout haut de lui avoir causé ce chagrin ; mais il se le reprocha intérieurement, et ne s’en consola qu’en se disant que le pauvre enfant avait la tête faible, l’esprit romanesque, le cœur trop tendre, et qu’il était dans sa destinée d’interrompre par quelque sottise la brillante carrière qui lui était ouverte.

Le tsar daigna plaindre le jeune officier. Autour de lui, quelques personnes se dirent tout bas que le comte Ogokskoï, jaloux de la