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l’autre ; sauf un, tous nos coups portèrent. Nous eûmes là quelques bons momens.

Nous avions pensé nous établir sur le plateau où nous avions campé la veille ; mais les obus y tombaient si dru, qu’il n’était pas tenable. Aussi n’y restâmes-nous que le temps de prendre des cartouches, et de nous reformer par bataillons ; puis on nous dirigea sur la droite pour soutenir le 74e, qui tenait encore autour des fermes d’Altenstadt. Fort de plusieurs régimens, l’ennemi, qui avait déjà traversé le chemin de fer, accentuait par là son mouvement tournant ; mais, devant l’énergique résistance de cette poignée d’hommes, il hésitait à gravir la colline. Il s’était élancé plusieurs fois, plusieurs fois il avait été repoussé, jonchant le vallon de ses blessés et de ses morts. Nous arrivâmes au moment où, faisant un suprême effort, il apparaissait sur le plateau, poussant devant ses flots pressés les débris de cette héroïque phalange.

La résistance à ce moment-là n’était plus possible ; en la prolongeant, nous courrions le danger d’être enveloppés. Nous gagnâmes à travers champs le petit village d’Oberhoffen sur la route de Clembach. L’ennemi pouvait s’élancer à notre poursuite, et nous pensions à chaque instant voir accourir sa cavalerie, que nous étions prêts d’ailleurs à bien recevoir : notre contenance l’arrêta. Sans doute, en nous regardant marcher d’un pas ferme et dans le plus grand ordre, il comprit que ces hommes-là, sur un signe de leurs officiers, se seraient de nouveau précipités au combat sans hésitation et sans crainte. Il se contenta de nous envoyer quelques obus, quelques boîtes à balles, qui ne parvinrent pas à nous entamer. J’ai vu depuis la déroute de Wœrth ; j’étais à la débâcle de Mouzon : auprès, notre retraite fut une marche triomphale.

Mais quel triste retour sur nous-mêmes, quelle douloureuse angoisse, quand nous pûmes enfin nous arrêter et compter toutes nos pertes ! C’était à Lembach, non loin du col du Pigeonnier. Il faisait nuit, et la plus lugubre des nuits ; pas une étoile au ciel pour éclairer notre maigre festin, composé de pommes de terre qu’il nous avait fallu, faute de distributions, déterrer dans un champ voisin ; un vent tiède et parsemé de larges gouttes de pluie nous enveloppait de ses longues rafales gémissantes. Autour des feux, mes noirs camarades étaient accroupis. Les uns dormaient la tête entre leurs genoux, d’autres étendaient sur le feu leurs mains décharnées, d’autres causaient, et les paroles étranges qu’ils échangeaient, les reflets sanglans que les charbons envoyaient sur leurs farouches visages, en faisaient comme autant de démons réunis dans un coin de l’enfer pour quelque œuvre de mort. Pendant que je les contemplais, ma pensée retourna sur le champ de bataille, et l’embrassa tout entier dans toute son horreur avec une effrayante lucidité. Je