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Je ne suis point législateur et me ferais scrupule de proposer un système ; mais, quelle que soit l’organisation qu’on adopte, il est certaines mesures de prudence qu’on ne doit point négliger, si l’on veut faire du sénat un pouvoir modérateur qui contienne et soutienne à la fois la chambre populaire et le gouvernement. Ces mesures, je les emprunte aux Américains, le seul peuple qui ait compris le rôle du sénat dans une démocratie.

Quel que soit le gouvernement d’une nation, il faut placer quelque part un point fixe, un principe de conservation. Un peuple n’est pas une caravane qui traverse le sable du désert sans y laisser la trace de ses pas ; c’est une société qui a un passé et un avenir. Pour assurer son indépendance, une nation a besoin de s’allier avec ses voisins ; mais une alliance n’est pas l’œuvre d’un jour. L’organisation d’une armée, la régularité des services publics, l’assiette de l’impôt, le crédit, la justice, la police, ne sont pas choses qu’on improvise ; il y faut beaucoup de réflexion, de prudence et de temps. En deux mots, tout gouvernement est une tradition. Ce qui fait la force des royautés et des aristocraties, c’est qu’elles ont l’esprit de suite ; ce qui fait la faiblesse des démocraties, c’est que tout y change du jour au lendemain, brusquement, sans raison. Durant cinquante années, la Prusse, tout entière à sa rancune et à son ambition, a poursuivi l’idée d’une guerre contre la France ; où trouver une république qui prépare l’avenir avec la même ténacité ?

Ce problème, les Américains l’ont résolu et si bien, qu’on voit en ce moment la fière Angleterre céder sur la question de l’Alabama, comme elle a cédé pour l’Orégon, comme elle cédera un jour pour la Nouvelle-Ecosse et le Canada. Dans une démocratie où le chef de l’état change tous les quatre ans, où la chambre des représentans se renouvelle tous les deux ans, le législateur a su constituer un sénat électif qui, par sa constance et sa fermeté politique, fait plier devant lui jusqu’au gouvernement anglais. Et il en est arrivé là par une simplicité de moyens qu’on ne saurait trop louer.

Le sénat est peu nombreux ; dans le congrès fédéral, il n’y a que deux sénateurs par chaque état, ce qui donne en ce moment 74 membres au grand-conseil de l’Amérique. Il n’y en aura pas beaucoup plus quand, à la fin du siècle, la population s’élèvera à 80 millions d’habitans. Dans les états particuliers, c’est un principe constitutionnel que le nombre des sénateurs ne doit pas dépasser le tiers ou le quart du chiffre des représentans. Comme les Américains n’ont aucun goût pour les grandes assemblées, et réduisent au strict nécessaire le nombre des représentans, il en résulte que dans chaque état particulier il n’y a guère que 20 ou 30 sénateurs. Le vice originel des démocraties, c’est la jalousie.