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disparu derrière le coteau, que faire ? On s’arrête sans courage et sans force, on s’assied, on appelle tant qu’on peut crier, le vent seul répond en chassant des tourbillons de neige ; puis viennent les Prussiens, puis les vautours. Nous avons vu entrer en Suisse les adolescens qui sortaient de ces épreuves ; ils vivaient encore, mais décharnés, tremblant de fièvre, les yeux enfoncés et ternes ; ils marchaient encore d’un mouvement machinal, sans savoir où ils allaient ; ils regardaient, mais sans voir ; ils se laissaient abattre par l’ennemi, qui de loin, par derrière, jusqu’à la dernière heure, sans un éclair de pitié, tirait sur eux ; les obus partant de batteries invisibles passaient par-dessus la montagne, et venaient éclater sur la route. Ainsi défilait cette lugubre procession de corps inertes avec la stupeur et l’égoïsme du désespoir, abandonnant leurs morts, leurs mourans, s’abandonnant eux-mêmes, refusant parfois la vie que vous veniez leur rendre, vous disant quand vous leur tendiez une gourde : — Laissez-moi tranquille. — Mais que voulez-vous donc ? — Je veux mourir !

Ainsi entrèrent en Suisse, avec plusieurs milliers de chevaux et plusieurs centaines de canons, 2,110 officiers et 82,271 sous-officiers et soldats de l’armée de l’est, sans compter tous ceux qui purent s’esquiver sous un déguisement, ou à l’abri de la croix rouge, les infirmiers entre autres et les médecins, qui, sauf quelques honorables exceptions, se regardant comme déliés de tout service, laissèrent près de 6,000 malades aux mains des Suisses, forcés de suffire à tout. Les forces helvétiques n’étaient pas en nombre ; on cite tel endroit où une sentinelle dut arrêter toute une colonne, tel autre où un bataillon dut désarmer plusieurs régimens. Tout se passa pourtant avec assez d’ordre, et l’on suivit ponctuellement les instructions du conseil fédéral. Les généraux purent choisir leur résidence ; les officiers furent internés dans six villes fort habitables où, prisonniers sur parole, ils reçurent une solde et vécurent à leur gré. Les soldats, distribués dans cent soixante-quinze dépôts et soumis au code militaire du pays, furent traités comme des Suisses en garnison, nourris, logés, et de plus payés à raison de 25 centimes par jour et par homme. Ce fut un surcroît de travail énorme pour toutes les autorités fédérales et cantonales, qui étaient déjà sur les dents. Il fallut créer de nouveaux services pour les internés, car à chaque instant survenaient des besognes inattendues : un jour cent cinquante mille lettres tombèrent tout à coup de Mâcon. Nous avons vu fonctionner à Berne un bureau de renseignemens spécialement installé dans une grande salle du palais fédéral pour dresser les états nominatifs de tous les prisonniers français, et pour faire parvenir à chacun d’eux les lettres qui lui étaient adressées. Comment se reconnaître dans ces montagnes de papiers